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décréter l’abstinence absolue, ils donnaient à l’intempérance une impulsion plus grande et lui fournissaient des excuses, car le bien même, dès lors qu’il est imposé, devient odieux. On ne peut pas condamner à la sobriété, parce que c’est faire de la sobriété un châtiment, c’est la dépouiller de toute vertu, c’est la rendre indigne d’être recherchée pour elle-même, et par conséquent enlever tout mérite à ceux qui la pratiquent. Dès lors que l’abstinence devient la loi, l’intempérance n’est plus qu’une contravention ; le principe moral est détruit, et une hypocrisie plus ou moins habile ne tarde pas à se glisser dans les actes, comme il en est toutes les fois qu’on veut imposer la vertu ; la contrainte n’amène que le relâchement et le dévergondage, sous des dehors trompeurs qui cachent une corruption plus profonde. Ce n’est pas avec des lois qu’on établit les mœurs, et les goûts et les habitudes seront toujours au-dessus de toutes les prescriptions ; il y a du reste, dans les mille moyens mis en œuvre pour éluder les lois prohibitives des boissons fortes, comme une protestation de la conscience gênée dans le choix libre de ses actions, et comme une réclamation déguisée de ceux qui savent modérer leurs goûts contre la tyrannie aveugle qui ne connaît pas de différences.

Qu’ont produit ces lois aussi barbares que ridicules dans tous les pays où l’on en a fait l’expérience ? Le contraire de ce qu’on attendait d’elles. Voyez dans le Maine, par exemple, la ville de Lewiston qui, la première, a arboré le drapeau de l’abstinence totale ; les plus récentes statistiques établissent que c’est la ville la plus adonnée à l’ivrognerie de tout le continent américain. Voyez en Angleterre ; l’an dernier, sur la demande de plusieurs milliers de ministres de l’église établie, l’Archevêque de Cantorbéry a demandé la formation d’une commission pour étudier les remèdes à porter aux progrès de l’intempérance qui, on le sait, fait d’épouvantables ravages dans toutes les classes de la société anglaise. Il a proposé des licences, une surveillance rigoureuse sur les maisons publiques, et autres moyens également futiles ; mais l’évêque de Peterborough a démontré l’inefficacité de toutes ces entraves ; il a démontré que l’intervention du parlement ferait plus de mal que de bien, et que le meilleur remède était dans une éducation plus répandue des masses en même temps que dans le bon exemple. De son côté, le marquis de Salisbury, parlant au nom du gouvernement, a dit que le parlement avait fait tout en son pouvoir pour contraindre le peuple à la sobriété, mais que chaque effort avait été suivi d’un accroissement d’intempérance. En 1828, le cabinet Wellington avait cru faire une grande réforme en obligeant les auberges à obtenir des licences, ce qui n’a pas empêché que les auberges ne devinssent la pire plaie de la nation ; et il en a été ainsi du reste toutes les fois que la loi a voulu intervenir.