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qu’enfin fatigué, rêveur, l’âme remplie du sombre infini qui m’enveloppait, je m’assis sur un tronc d’arbre renversé, couvert d’une mousse parasite qui l’étreignait comme un suaire. L’air s’amollissait, et quelques bouffées tièdes, comme des souffles d’esprits invisibles, couraient au travers des sentiers jonchés de débris.

Déjà, depuis un assez long temps, j’étais là assis, ne pensant à rien et pensant à tout, me laissant aller au courant des réflexions et des souvenirs ; ainsi je songeais… à l’avenir des peuples, aux Chevaliers du Travail, à la destruction de Sodôme, en ayant bien soin de ne pas regarder derrière moi, au creusement du bassin Louise, et je supputais combien il faudrait encore de siècles pour que ce travail fût complété ; … je pensais aux amusements délirants auxquels se livrent les factionnaires de nuit du Palais Législatif, aux comptes supplémentaires, vulgairement et inintelligiblement appelés extras, des entrepreneurs publics, lorsque mon attention fut soudainement éveillée par un bruit mystérieux, persistant, acharné, semblable à l’attaque furieuse et continue d’une souris sur une mince feuille de bois qui la séparerait d’un bon morceau de fromage ; j’écoutai et je reconnus la saperde, ver à bois qui loge au cœur des plus gros arbres, les ronge jour et nuit, finit par les percer de part en part, et je me mis à faire des réflexions extrêmement profondes sur le travail invisible de ce petit être solitaire, accomplissant sans relâche son unique fonction, emprisonné toute sa vie dans un tronc épais et dur qui lui cède néanmoins, et cherchant à parvenir à la lumière, comme tout ce qui vit, comme tout ce qui res-