Aller au contenu

Page:Buies - Sur le parcours du chemin de fer du Lac St-Jean, deuxième conférence, 1887.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 19 —

fer » comme on dit sur les lieux. Il était environ quatre heures et quart lorsque je montai dans le seul et unique wagon que l’on attache aux trains de construction, pour l’usage des ingénieurs du chemin, des arpenteurs, des entrepreneurs de sections, de leurs femmes et de quelques rares voyageurs. C’était l’heure où, à cette époque de l’année, les premières voiles du crépuscule, encore indécises, descendent sur la terre, l’une après l’autre, toujours de plus en plus épaisses, comme pour l’endormir doucement et graduellement. Un ciel d’automne, sans couleur et sans chaleur, jetait sur la terre dénudée des torrents de mélancolie et l’inondait de reflets ternes et mats, comme l’atmosphère d’un astre mourant. Les bois dépouillés n’avaient plus ni voix ni ombrages, ni asiles pour les oiseaux depuis longtemps envolés sous des cieux plus riants ; seuls, les sapins et les épinettes dressaient leurs silhouettes roides et droites, comme des flèches que le sol eût lancées vers la nue ; seuls ils donnaient à la forêt ce qui lui restait d’ombre et cette ombre était silencieuse, immobile et noire comme la nuit sur les tombeaux ; les précipices, d’où parfois, quand les orages s’y engouffrent, s’élèvent comme des soupirs arrachés aux entrailles de la terre, étaient étouffés sous l’épaisse dépouille des feuilles mortes que le vent d’automne leur avait jetées par tourbillons ; les lacs, arrondis et creusés au pied des montagnes, semblaient comme de grands réservoirs pleins des larmes de la nature agonisante ; l’espace muet était déserté de tous ses hôtes, si ce n’est par le sinistre corbeau dont l’aile noire passait comme une raie sitôt effacée