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Page:Buies - Sur le parcours du chemin de fer du Lac St-Jean, première conférence, 1886.djvu/39

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mes diverses, de maigres récoltes perdues, des attentes de secours trompées, des difficultés partout et à chaque instant et de consolations nulle part ni jamais, si ce n’est dans l’infinie bonté divine où s’abîme tout entier le malheureux, voilà, voilà, messieurs, ce que c’est que la vie du défricheur, de ce colon solitaire, infatigable, invincible et héroïque à qui nous devons d’être ce que nous sommes, à qui le Canada tout entier doit son existence, et cela depuis trois cents ans !

Que le soldat expose sa vie tous les jours s’il le faut, dans une longue campagne semée de périls, de privations, d’horreurs et de hasards tous plus effrayants les uns que les autres, c’est beau, c’est grand : mais, au moins, lui, le soldat, est entouré de ses camarades ; ils s’encouragent et se soutiennent mutuellement, ils combattent ensemble ; ensemble ils ont un même trépas, la même gloire ou la même récompense ; ils ont l’ambition, l’honneur, le patriotisme, tous ces admirables stimulants qui rendent l’homme capable de tout oser et de tout vouloir ; pour le soldat, du moins, la patrie est reconnaissante ; mais le défricheur, lui, il est seul, ou plutôt je me trompe, il a une femme que la misère et le travail accablent, et qui, tous les jours recommence ; il a des enfants qui mangent on ne sait quoi et qui ne sont vêtus de rien, même au milieu des plus terribles hivers ; le défricheur, lui, est ignoré, souvent dédaigné, personne ne le connaît, personne ne le voit, et cependant il marche en avant de nous tous ; il est le pionnier, il est le premier qui affronte l’énorme et impénétrable rangée en bataille de la forêt ; il marche sans que personne ne le suive, seul à lutter, seul à souffrir,