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encore longtemps après à l’oreille de ses compatriotes.

Cet homme se nommait Joseph Papin.

L’autre, et c’est ici que je contemple avec une effusion douce la physionomie du plus désintéressé, du plus vertueux, du plus fidèle et du plus persévérant ami de la liberté, s’appelait Éric Doriou.

Tout au contraire de Papin, il était petit, faible, maladif, étiolé ; il ne semblait tenir à l’existence que par un mystère, ou plutôt, il ne vivait pas de sa vie propre, mais de celle du peuple dont il s’était pénétré en l’échauffant. Il parla jusqu’à son dernier jour aux assemblées qu’il aimait tant à réunir, car il n’avait qu’une pensée, qu’un sentiment, qu’un amour, l’instruction du peuple ; et quand on l’emporta, frappé subitement au cœur, il parlait encore. La mort, combattant sur ses lèvres la parole expirante, seule avait pu le vaincre et éteindre sa pensée. Il mourut dans une campagne solitaire, presque sauvage, au milieu des colons qu’il avait lui-même guidés et armés de la hache du défricheur. Après avoir assisté à tous les effondrements et vu tomber un à un autour de lui les remparts du libéralisme, il voulut combattre encore seul dans la presse et il créa une population libérale au sein des forêts qu’il avait ouvertes à la civilisation. Sa vie entière s’exprime par un seul mot, dévouement, et sa mort par un autre mot, espérance. Donnons lui tous ensemble un souvenir ce soir, messieurs et mesdames, et n’oublions jamais la noblesse, l’élévation, la pureté de son âme, ni son admirable dévouement qui restera comme un exemple et comme le parfum de sa vie.

1858 fut l’année terrible de l’Institut. Plus de cent membres s’en séparèrent, après une discussion violente amenée par la question de la bibliothèque, et allèrent fonder près de là une de ces sociétés hybrides, sans caractère et sans consistance, qui avortent misérablement, parce qu’elles n’ont aucun principe vital. Ceux qui restèrent, réduits à une petite phalange désorganisée, ne désespérèrent pas, mais ils se rallièrent autour du vieux drapeau, et pendant dix ans ils le maintèrent encore, dix ans pendant lesquels ils virent des jours magnifiques, de mémorables solennités et des fêtes de l’esprit comme il ne s’en était pas encore vu à Montréal ; rappelons par exemple celle qui eut lieu à l’inauguration du nouvel édifice bâti par l’Institut canadien, et où l’on compta jusqu’à quinze cents personnes dans la grande salle qui devait être celle des séances futures.

Quand nous parûmes sur la scène, nous, c’est à dire les hommes qui ont aujourd’hui de 40 à 45 ans, et qui suivaient immédiatement les Papin, les Dorion, les Doutre, les Dessaules, les Laflamme, ce fut dans les commencements de 1863. Comme ceux qui nous avaient précédés, nous arrivions, phalange fortement unie, non seulement par la solidarité de principes communs et nettement définis, mais encore par les liens d’une amitié étroite que le temps n’a fait que resserrer davantage. Nous étions des compagnons d’étude, de plaisirs, de…… tout ce que vous voudrez. Nous avons vu les derniers jours du Montréal d’autrefois et nous avons été les derniers types des étudiants vieux modèle. Nous avons ainsi fermé le trait-d’union entre une société qui s’éteignait et une nouvelle qui s’annonçait avec des goûts, un esprit et un genre tout différents. D’un côté nous tenions aux fusils à pierre, de l’autre nous chargions par la culasse. C’était dans le temps où l’on commençait les démolitions de la rue Notre Dame, où l’on comblait le fossé de la rue Craig et les marais de la rue Ste-Catherine, dans le temps où la rue St-Denis comptait tout au plus une dizaine de maisons qui avaient l’air de se demander par quel hasard elles se trouvaient plantées là. En haut, sur la côte, se dressait dans un dédaigneux isolement la grande maison de M. Lacroix, maison hospitalière par excellence, dont la moitié était occupée par la famille de notre ami si regretté, de l’homme qui fut le plus populaire et le plus aimé parmi les jeunes gens d’alors, de M. Wilfrid Dorion, dont il suffit de rappeler le nom pour que les souvenirs les plus agréables et les plus chers arrivent en foule au cœur de tous ceux qui l’ont connu.

Les radicaux, les intransigeants, les irréconciliables, les enragés de la phalange de 1863 ne comprenaient que sept à huit furieux dont les noms ne soulèvent plus aujourd’hui le moindre effroi chez les plus vieilles femmes des dernières concessions. C’étaient Geoffrion, Laurier, Lusignan,