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Gonzalve Doutre, Ovide Perrault, Joseph Turgeon, (qui n’a jamais fait guillotiner personne,) Oscar Archambault qui, du fond de l’Assomption, son avant-dernière demeure, s’étonne d’avoir pu vouloir détruire l’ordre social, et enfin celui qui, étant devenu plus tard une bête noire, n’a plus su que faire des chroniques, ces joujoux qui ont amusé les plus belles femmes du monde, et qui, aujourd’hui, vous présente ses hommages sous la forme de dix feuillets écrits suivant toutes les règles de la ponctuation.

Nous étions une génération d’audacieux, des écrivains en germe, mais téméraires, qui ne reculaient devant rien, qui osaient tout aborder, à ce point que nous avions fondé un cénacle, oh ! le glorieux cénacle, dans lequel j’étais chargé de faire, moi, devinez…… vous ne devinez pas ? des cours d’économie politique !… Hélas ! qu’il y a longtemps que j’ai oublié les cours, et surtout l’économie.

Figurez-vous encore que nous allions jusqu’à faire des vers anglais, nous, l’espoir de la langue française, mais nos vers finissaient toujours par la même rime, en y, telles que my, sy, ty, py, et même un peu souvent en rye.

En ce temps là Fréchette faisait des vers à Chicago, ne se doutant pas qu’on pouvait passer par Chicago pour aller à Paris… Mais c’était à l’Institut qu’il fallait nous voir. Nous ne manquions pas une séance. Quel que fût l’ordre du jour, la question à discuter, nous étions là, toujours pris aux cheveux, bien entendu. Gonzalve Doutre tenait ferme pour les choses historiques, démontrées par l’expérience ; Geoffrion était la hache de Phocion qui tailladait, qui hachait tous mes discours ; en deux mots il faisait de mes tirades des petits pâtés bons pour les lunchs des avocats pressés ; il m’abîmait avec une dialectique menue qui n’excluait pas de temps à autre les élans et les éclats d’une véritable éloquence. Son argumentation était incisive, arc-boutée, concluante. Je lançais des apostrophes, j’éclatais en transports, j’avais des mouvements comme ceux de Camille Desmoulins, Geoffrion se levait : « Il y a ou il n’y a pas ; or, donc, »… rasé les tirades du grand Buies, et je tombais anéanti sous les bancs.

On voyait peu les anciens ; ils se montraient rarement à nos séances, excepté aux occasions solennelles et quand il fallait donner de notre institution une opinion considérable. Le fait est qu’une espèce de dégoût s’emparait de plus en plus des libéraux en renom, et que, voyant le terrain leur échapper davantage tous les jours, ils aimaient mieux se retirer que de se compromettre encore plus sur l’arène brûlante où la jeunesse seule pouvait impunément se risquer. Puis il y avait d’autres considérations ; on avait vieilli, on était père de famille, ce qui rendait l’intérieur plus difficile à quitter après les journées de travail ; on avait des affaires, des soucis, des intérêts, mille choses qui n’embarrassent pas la jeunesse, de sorte que les hommes arrivés étaient bien aises de trouver des remplaçants ; sans cela l’Institut aurait été obligé de fermer ses portes. M. Joseph Doutre, cependant, venait plus souvent que ceux de sa génération. M. Doutre que l’on regarde à bon droit comme le type de l’inflexibilité, de l’attachement inébranlable et immuable aux principes de la vieille école, n’avait pas plus lâché prise dans ce temps-là qu’il ne le fit plus tard, dans une circonstance mémorable, et qu’il ne le ferait encore aujourd’hui, si l’occasion s’en présentait. Il aimait à voir les jeunes gens s’affirmer, manifester hautement leurs opinions, ne relever que de leurs convictions et de leur conscience. Il aimait à les encourager de sa parole et de ses actes ; aussi le trouvait-on plus souvent en contact avec eux et se mêlait-il davantage à leurs reunions ou aux occasions diverses qu’ils avaient de se manifester ou d’agir.

Je viens de dire que les anciens, parmi les fondateurs de l’Institut, venaient assez rarement à nos séances ; oui, cela est vrai en général, plus ou moins, sans exception. Cependant, il y a une exception, comment concilier ces deux termes contraires ? En ce temps-là existait à Montréal un homme unique, indescriptible, incroyable, tellement singulier, bizarre, paradoxal et phénoménal qu’il ne comptait jamais avec les autres, et qu’il était impossible de le classer dans une catégorie quelconque d’hommes ayant certaines occupations ou habitudes connues et définies, vivant d’une vie commune à un certain nombre, ayant enfin des façons d’agir qu’on peut