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Page:Bulletin du Comité de l'Asie française, numéro 1, avril 1901.pdf/26

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BULLETIN DU COMITÉ

tronc à la fois politique, stratégique et économique, constitue pour l’empire turc l’œuvre essentielle, à la fois tentante et coûteuse, toujours désirée et sans cesse remise. Si l’on veut remarquer que sa direction est justement celle de la route des Indes, on verra en outre jusqu’à quel point cette entreprise d’un intérêt ottoman est aussi une entreprise d’intérêt international.

C’est sous cet angle d’entreprise internationale qu’elle a commencé d’être envisagée et c’est comme de juste la puissance la plus préoccupée d’assurer et de raccourcir cette route des Indes qui en a pris l’initiative. Dès 1837, moins de quinze ans après l’installation du premier chemin de fer dans le monde, le colonel Chesney proposait, au grand enthousiasme de ses compatriotes, un chemin de fer partant de Suédia, dans le golfe d’Alexandrette, pour aboutir à Bassora. Il en obtenait la concession vingt ans après, au lendemain du firman qui nous accordait celle du percement de l’isthme de Suez.

L’entreprise avorta faute d’argent ; mais périodiquement, en 1868, en 1872, en 1880, en 1882, on la voit reparaître, avec la constitution de comités à la Chambre des communes, l’envoi de missions techniques, le choix de nouveaux tracés, jusqu’au moment où l’installation de l’Angleterre en Égypte et le contrôle assuré à son profit du canal de Suez la relâchent un peu de cette préoccupation constante.

Si variés qu’aient été ces projets, ils ont toujours eu deux traits communs : la ligne partait d’un point de la côte de Syrie, voisin de Chypre depuis l’occupation de l’île, et en tous cas baigné par une mer que la supériorité des escadres anglaises peut faire britannique en temps de guerre ; elle s’écartait autant que possible des massifs montagneux du Sud-Est, d’où les troupes russes de Transcaucasie pourraient descendre en temps de conflit.

Sont-ce bien là les intérêts de la Porte ? Il est évident que non. Elle doit tendre à faire refluer autant que possible vers la capitale les courants économiques de ses provinces orientales, et, en outre, elle doit se préoccuper, d’une part, d’assurer rapidement la défense des vilayets d’Erzeroum et de Van, de Mossoul, Bagdad et Bassora contre ses deux voisins du Sud-Est, d’autre part, de réprimer le brigandage sur les bords de l’Euphrate et la rébellion chronique des tribus d’Arabie. C’est de Constantinople que partent les troupes ; c’est là qu’il peut y avoir intérêt à les concentrer.

Envisagée au point de vue ottoman, la grande ligne d’Asie-Mineure doit donc partir du Bosphore et non de la Méditerranée et elle doit s’infléchir le plus rapidement possible vers l’Est. Et comme, au contraire des chemins de fer de la côte, elle ne peut se concevoir pratiquement sans l’aide financière de l’Empire, on ne peut refuser à celui-ci quelques droits de prétendre la faire servir à la satisfaction de ses besoins.

La perception de ces intérêts évidents devait faire écarter les projets anglais. L’abus qu’au lendemain du traité de Berlin le gouvernement britannique fit de la reconnaissance turque, aussitôt monnayée sous les espèces de Chypre, l’occupation de l’Égypte, toute la série des événements récents qui mirent en conflit presque permanent la Porte et la diplomatie anglaise leur portèrent un coup décisif.

C’est ainsi que la ligne française de Beyrouth-Damas reçut, avec la concession du chemin de fer d’Alep, le privilège de toutes les lignes à construire entre celui-ci et la côte. De ce fait, les ports de Syrie ne pourraient désormais servir de tête de ligne à un transasiatique anglais. Un peu plus tard la ligne anglaise de Smyrne-Aïdin ne pouvait obtenir, même sans garanties d’intérêt, son prolongement au delà de Dinaïr. Depuis quelques années, il apparaissait nettement que ce n’était pas à des concessionnaires anglais que le sultan confierait l’exécution d’une œuvre aussi importante et aussi convoitée que le grand tronc d’Asie-Mineure.

D’autres initiatives également hardies, mais mieux en cour, s’étaient depuis longtemps assuré une situation privilégiée.

Dès 1871, sous la direction de l’Autrichien Wilhelm Pressel, le gouvernement turc avait fait construire la ligne d’Haïdar-Pacha à Ismidt, ligne bien courte, si l’on en compte les kilomètres, mais grosse d’espérances. C’était l’amorce d’un vaste projet vers Bagdad, étudié par cet ingénieur, dont le titre de « directeur principal des chemins de fer turco-asiatiques » indiquait assez les rêves. Ils durèrent peu. Les embarras financiers de la Porte les compromirent, la suspension des intérêts de la dette en 1874 les ruina. La gestion directe de l’entreprise révéla même des faiblesses si orientales qu’il fallut l’affermer. Mais la Société qui, en 1880, en obtint l’exploitation et où prédominait l’influence anglaise, ne la garda pas longtemps ; les négociations qu’elle entama en vue d’un prolongement sur Eskicheir, Konieh, Adana, Alep et Bagdad se heurtèrent à une mauvaise volonté qui finit par lui coûter la vie. Parmi trois ou quatre groupes rivaux, appuyés chacun d’une certaine action diplomatique, c’est à M. de Kaulla, représentant de la Deutsche Bank, que deux iradés des 24 septembre et 6 octobre 1888 accordèrent avec l’exploitation de la ligne Haïdar-Pacha-Ismidt, rachetée à ses locataires, la concession des 486 kilomètres d’Ismidt à Angora, appuyée de la garantie d’un revenu brut de 15 500 francs par kilomètre. La « Société ottomane du chemin de fer d’Anatolie », fondée dans ce but, trouva en Allemagne les 45 millions d’actions et les 80 millions d’obligations nécessaires à l’établissement de la ligne ; elle l’acheva en quatre ans.

Premier succès, succès d’influence et succès d’affaires, suivi d’une victoire plus grande encore sur des rivaux français et anglais. Un iradé d’avril 1893 donnait à la Compagnie d’Anatolie : 1o la concession d’un embranchement qui se détachait à Eskicheir pour atteindre vers le Sud Konieh avec une garantie kilométrique de 15 000 francs gagée comme la précédente sur les dîmes des sandjaks traversés ; 2o celle de la ligne