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Page:Bulletin du Comité de l'Asie française, numéro 1, avril 1901.pdf/27

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DE L’ASIE FRANÇAISE

d’Angora à Césarée avec une garantie plus forte encore et surtout avec le prolongement éventuel à Sivas-Diarbékir et Bagdad.

Ainsi, des deux tracés principaux entre Constantinople et Bagdad, à travers les steppes du Plateau central ou à travers les montagnes de l’Est, la Porte faisait choix du tracé le plus septentrional, et c’est aux Allemands qu’elle remettait l’exécution de son grand tronc asiatique avec tout ce qu’une pareille œuvre comporte, dans un pays à demi sauvage de pouvoirs effectifs et d’extension d’influence.

Double échec, et aux intérêts matériels de la France, et aux intérêts politiques de la Russie. Le coup nous était d’autant plus rude que la Compagnie d’Anatolie qui, pour la ligne d’Ismidt à Angora, avait laissé à l’élément français une part des entreprises et du personnel, faisait de la ligne d’Eskicheir à Konieh une œuvre strictement allemande tant au point de vue de la construction que de l’exploitation.

Quant aux Russes, ils ne pouvaient voir sans déplaisir la ligne asiatique s’infléchir vers leur frontière avec l’évidente destination, achetée d’un long détour et d’un tracé difficile, d’y porter en cas de guerre une armée turque.

Les deux diplomaties ne pouvaient rester inactives devant cette situation ; elles s’employèrent aussitôt à en parer les menaces. Les ambassadeurs des grandes puissances, auxquels les circonstances donnent à Constantinople des fonctions si variées et si larges, y font assez souvent et assez heureusement figure de gens d’affaires. C’était le cas. On peut dire qu’en outre de leur autorité personnelle les représentants de la France et de la Russie trouvèrent dans la situation financière de la future entreprise et du gouvernement turc les points d’appui les plus précieux.

L’ambassadeur de Russie fit valoir sans doute qu’ayant à garantir un revenu brut de 15 000 fr. et peut-être plus par kilomètre, le trésor de l’Empire ne saurait être indifférent au choix d’un tracé qui comporterait 400 kilomètres de plus et des profils très accidentés. Et effectivement le tracé du Nord semble avoir été définitivement écarté au profit d’une ligne Konieh, Adana Diarbékir, Mossoul, Bagdad.

Quant à l’ambassadeur de France, il trouva les groupes allemands tout préparés à l’idée que le marché de Paris, avec l’abondance et le bon marché de ses disponibilités, offrait à leur entreprise des avantages de premier ordre et qu’on ne devait pas hésiter à s’assurer au prix de sérieuses concessions. En effet, la ligne de Konieh à Bagdad ne coûtera pas moins de 350 millions de marks que la place de Berlin, surtout après l’énorme effort industriel de ces dernières années, est hors d’état de fournir à elle seule.

Ajoutez que l’entente si aisée à rechercher sur le terrain des affaires entre personnes de sang-froid et de sens pratique reçut, dit-on, de hauts encouragements lors du dernier voyage de l’empereur allemand à Constantinople. En tous cas, elle s’établit dans les conditions suivantes :

Dès 1891, et à titre de compensation partielle des succès allemands, le groupe français de la ligne de Smyrne à Kassaba, dont le chemin de fer remontait la vallée de l’Hermos jusqu’à Alacheir, avait obtenu de le prolonger jusqu’à Afioum-Karahissar à la rencontre du chemin de fer anatolien en construction. Cette station se trouvait être à 416 kilomètres de Smyrne et à 483 de Constantinople ; si bien que, de ce fait, il ne tenait qu’au Smyrne-Cassaba de détourner par des abaissements de tarif les marchandises de l’Anatolien et de faire passer ainsi du Bosphore à la mer Égée le débouché naturel du futur chemin de fer de Bagdad.

Un règlement rationnel s’imposait dans l’intérêt des deux compagnies ; il fut effectivement consacré par la fixation d’un barème de tarifs et par l’entrée de deux administrateurs de chacune des Sociétés dans le Conseil de l’autre. Mais il s’étendit beaucoup plus loin, jusqu’aux rapports des groupes mêmes dont dépendaient les deux entreprises, jusqu’au projet du futur transasiatique. Aux termes d’un accord conclu entre la Deutsche Bank et la Banque ottomane, celle-ci agissant au nom du groupe français, il fut convenu que le capital du chemin de fer de Konieh à Bagdad serait fourni pour 40 % par le groupe allemand, pour 40 % par le groupe français, pour les 20 % restant par les autres marchés.

D’exclusivement allemande, l’œuvre devenait internationale, et la part qu’y prenaient nos capitaux assurait que non seulement rien ne serait tenté contre nos intérêts, mais qu’il leur serait fait une place dans la nouvelle entreprise.

Elle restait cependant, quant à sa préparation première, sous l’influence des initiatives dont elle était sortie. C’est une mission allemande composée d’ingénieurs et de représentants de la Deutsche Bank qui, sous la direction du consul général allemand à Constantinople, a entrepris à la fin de 1899 l’étude du tracé et des conditions économiques de la ligne. Et les résultats de ses travaux ont été récemment publiés sous un titre « Die deutsche Bagdad Bahn » qui ressemble un peu à une déclaration d’annexion.

Il semble que l’auteur de cet intéressant travail, dont un feuilleton du Journal des Débats et plusieurs articles de la Dépêche Coloniale ont déjà entretenu le public français, ait été un peu emporté par le lyrisme national qui lui fait apercevoir dix millions de colons allemands dans la plaine mésopotamienne et un chemin de fer transasiatique protégé par des milices allemandes comme les lignes de Mandchourie par les soldats du tsar.

Ces patriotiques exagérations ne sont peut-être pas très heureuses. Il n’en est pas besoin pour intéresser le public allemand à une œuvre qui a été signalée de très haut à son attention et que des rêves « mondiaux » lui rendent sans doute encore plus belle ; et elles pourraient éveiller soit de la part des autorités ottomanes, soit du côté de la grande voisine territoriale de la Turquie d’Asie, des inquiétudes aujourd’hui sans fondement.

En tous cas, l’accord de 1899 n’est pas resté