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BULLETIN DU COMITÉ

que comme instrument d’expansion pour notre influence politique et économique.

Anglais, et partant par exemple de Tripoli, pour rejoindre Bassora, le grand tronc asiatique eût affaibli gravement notre situation en Syrie, consommé notre ruine dans le golfe Persique et donné l’empire colonial de notre grande rivale un nouveau et dangereux point d’appui.

Exclusivement allemande, la ligne de Constantinople à Bagdad eût fermé à notre influence, à nos entreprises encore actives et à notre personnel le domaine qui s’ouvre aux bonnes volontés civilisées. L’autorité personnelle de notre ambassadeur et de son prédécesseur, l’habileté de nos représentants financiers à Constantinople, l’esprit à la fois pratique et courtois des groupes allemands, encouragés par leur souverain et conscients des avantages d’une entente qui ne s’arrêtera peut-être pas là, ont transformé notre situation un moment compromise. La part qui devait nous revenir dans l’œuvre de rénovation économique de la Turquie d’Asie nous a été réservée ; il ne dépend que de notre initiative et de nos capitaux de la remplir.

LA PÉNÉTRATION RUSSE EN CHINE

I

La Russie a vis-à-vis de la Chine une situation tout à fait différente de celle de tous les autres pays de l’Europe. Premièrement, la Russie est la voisine des provinces extérieures de la Chine sur une longueur de 8.000 verstes ; deuxièmement, les relations et l’amitié des deux pays remontent au règne de Pierre le Grand, c’est-à-dire à deux siècles, et n’ont pas été interrompues. Il en résulte que la Russie joue auprès de la Chine le rôle d’une grande amie et d’une voisine prête à lui rendre de bons offices dans les circonstances difficiles, et qui les rend en effet, et qui les fait payer, mais à qui on ne saurait vraiment reprocher les dédommagements qu’elle prend pour les frais que l’amitié lui a imposés. Ce rôle particulier, cette différence que la Russie a soin de mettre entre elle et les autres nations d’Occident, cette influence, cette confiance, cette autorité dont elle jouit à Pékin, ont particulièrement paru depuis quarante ans. L’année 1860 est le véritable point de départ pour l’étude des rapports de la Russie et de la Chine, — le traité de Pékin, qui fut signé cette année-là entre les deux puissances, formant, suivant le mot d’Alexis Krausse, la Grande Charte de la Russie en Chine[1]. Non seulement la Chine cède bénévolement tous les territoires qui sont au nord de l’Amour et à l’est de l’Oussouri (art. 1) ; non seulement elle confirme à l’Ouest la cession du lac Balkach et du lac Issyk-koul (art. 2 ; mais elle permet, sur toute la frontière fixée par ces deux articles, « un commerce libre de tout droit de douane ou de toute restriction, entre les sujets des deux États » (art. 4) ; — mais bien plus, elle donne aux Russes deux voies de pénétration commerciale vers l’intérieur de la Chine : l’une, — qui existait depuis 1721, — de Kiakhta à Pékin par Ourga et Kalgan, avec établissement d’un consulat russe à Ourga (art. 5) ; l’autre à l’Ouest par Kachgar, où les Russes reçoivent le droit d’établir une factorerie et un consulat (art. 6). Ourga et Kachgar commandent au Nord et à l’Ouest les deux grandes routes de caravanes qui conduisent dans l’Empire du Milieu. On voit l’importance de ces articles ; les autres régularisent les relations quotidiennes entre les deux pays.

Les circonstances permirent bientôt à la Russie de jouer un rôle actif dans la politique intérieure du pays. Trois ans après le traité, en 1863, une formidable révolte musulmane éclatait dans le Turkestan chinois, dans la Kachgarie et au Nord, jusque dans la province de l’Ili. Les indigènes Dounganes massacrèrent les Chinois ; et ils se proclamèrent indépendants, sous la conduite d’un chef national, Yakou-beg, qui fonda à Kachgar un véritable État. Pour atteindre les rebelles, il fallait qu’une armée partie de Chine traversat d’abord un immense désert ; en pratique, la répression était donc à peu près impossible. Or l’agitation, à Kachgar, derrière une énorme barrière de montagnes, était peu préjudiciable aux Russes ; dans la vallée de l’Ili, au contraire, elle pouvait se communiquer sans obstacles aux populations des steppes, à ces régions du lac Balkach, par exemple, cédées en 1860. Aussi les Russes intervinrent-ils ; ils marchèrent sur Kouldja, que les insurgés leur remirent aussitôt ; ils pacifièrent sans peine toute la province de l’li (1871). En même temps ils firent savoir à Pékin qu’ils n’agissaient que dans l’intérêt de la Chine ; qu’ils occupaient le pays en attendant propre autorité, et qu’ils le restitueraient dès que les circonstances s’y prêteraient. Les circonstances s’y prêtèrent plus vite qu’ils ne le pensaient. Yakou-beg semblait affermi à Kachgar ; la Russie et l’Angleterre se disputaient son amitié, et la Russie, qui avait signé avec lui un traité de commerce en 1872, semblait l’emporter, quand Yakoubeg mourut en 1877. Après sa mort, les Chinois, étant venus à bout de dompter la rébellion, envoyèrent à Saint-Pétersbourg un mandarin, Tchoung-hou, pour négocier, comme il était convenu, la restitution de l’Ili. Les Russes se firent tirer l’oreille ; ils voulaient garder une partie du pays ; ils voulaient une indemnité de 5 millions de roubles et des privilèges commerciaux. Quand Tchoung-hou revint à Pékin, porteur de ces conditions, on le jeta en prison, et on le condamna à mort. La Russie prit fait et cause pour lui, et la guerre faillit éclater. Enfin, on envoya à Pétersbourg un second ambassadeur, le marquis Tseng,

  1. Alexis Krausse : Russia in Asien, 1899.