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10 décembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

venant, répétait ses mots en les défigurant, et me reprochait aigrement ma froideur, qu’elle appelait : une pose.

J’étais froide, en effet, c’était le seul moyen que j’eusse de garder mon secret. Je ne songeais pas que je pusse épouser Louvénac, je sentais trop ma médiocrité. J’entendais quelquefois des allusions à ses succès, et il me paraissait que des princesses de conte devaient être seules assez belles et de sang assez bleu pour satisfaire un tel cœur.

Un jour, nos relations se modifièrent totalement sans que rien ne fût advenu qui expliquât cette transformation ; cela commença ainsi :

Je le reconduisais à la porte du second salon, lorsque tout à coup il dit :

— Savez-vous que vous m’intimidez, mademoiselle Odile ? Il y a en vous quelque chose de grave, presque de sacré, qui me trouble comme rien n’a jamais fait. — Et, ranimant d’une pointe de blague l’accent assourdi de sa voix : N’allez pas profiter de cette confidence pour vous moquer de moi ! conclut-il.

Et il s’en alla si rapidement que je ne pus répondre.

Sans doute, il n’avait pas attaché d’importance à ces paroles ?… J’en demeurais ravagée. J’étais malade d’espoir.

Pendant quinze jours, j’attendis à chacune de ses visites qu’il parût se souvenir de ce qu’il m’avait dit, mais il ne se souvenait pas et faisait une cour active à l’une de mes amies récemment mariée, et qui m’en racontait avec orgueil les détails.

L’une des nombreuses théories que trop de lectures avaient élaborées en moi, c’est que la jalousie est une affaire dont les cerveaux bien organisés ne sauraient être atteints, car ou bien l’on est aimé, alors c’est stupide injustice, ou bien on ne l’est pas et c’est une défaillance de la fierté. J’étais jalouse pourtant, quoique fière et pas aimée ; cette contradiction mettait en moi un désordre effarant.

Un soir Louvénac, après avoir plus ostensiblement que jamais flirté avec mon amie, vint s’asseoir près de moi. Sa figure s’était obscurcie pendant le très peu d’instants qu’il avait mis à traverser le salon.

— Tout est inutile ! Il dit cela en rejetant ses bras de chaque côté de lui-même comme pour les délasser d’avoir porté quelque poids écrasant.

— Tout quoi ? fis-je, émue déjà de sa tristesse.

— Tous les efforts que l’on fait pour mentir à soi-même.

Je me crus devinée, et qu’il allait me plaindre.

— Qui donc tente de se mentir ? demandai-je presque hautaine à force de souffrance orgueilleuse.

— Mais moi, bien entendu !

— Je ne vous comprends pas.

— Naturellement, pour comprendre il faut aimer… et vous ne m’aimez pas.

— Mais si, je vous aime beaucoup.

— Oui, vous m’aimez « beaucoup » c’est bien cela… Tandis que moi…

— Tandis que vous ?…

— À quoi bon vous le dire ?

— Mais si, vous pouvez me le dire ; quoi que vous en pensiez, je m’intéresse à vous, et… je vous plains… Vous aimez Mme d’Arglay, et c’est pour cela que vous êtes triste, n’est-ce pas ?

Il eut dans le regard une brusque joie, incompréhensible.

Mme d’Arglay ! Mais c’est donc vrai que vous ne comprenez pas ! Oui, j’aime, follement, passionnément, mais ce n’est pas Mme d’Arglay ! Comment pouvez-vous ne pas sentir que c’est vous ?

Sa belle voix chauffait les paroles qu’il disait. Je regardai autour de moi, en détresse. Qu’allais-je faire ? Crier de bonheur, éclater en sanglots, m’évanouir peut-être ; mon cœur ne voulait plus battre. Aucune force ne me demeurait pour dompter la révolte de mes nerfs. Je me levai.

— Vous partez !

Quelle vraie peur il y avait dans son regard.

— Oui, laissez-moi m’en aller, je vous en supplie…

La peur de ses yeux était changée en joie, mon trouble éperdu livrait tous mes secrets.

— Allez, chère enfant, vous êtes la maîtresse, vous la serez toujours, dit-il avec une admirable gravité.

Puis, tout bas, et comme je m’éloignais déjà :

— Me permettez-vous de vous écrire.

— Oui.

— Merci.

Il s’était levé et rentrait dans les groupes. J’admirai la force morale qui lui permettait de reprendre à l’instant même son sang-froid mondain. J’étais, moi, ivre, folle ; à force d’acuité, mon bonheur avait tous les caractères de la souffrance.

Dès le lendemain, je recevais une lettre où il me racontait ses luttes contre son amour, avec des termes qui tremblaient comme une voix émue. Ensuite vint une seconde lettre qui demandait que, par quelque signe, une fleur que je lui donnerais, je témoignasse de n’être pas offensée de sa passion. Et je me souviens d’avoir à ce sujet fait des réflexions compliquées sur les splendeurs du sentiment qui charge d’émotion et de poésie les manifestations les plus totalement banales. Lorsqu’il vint au samedi de ma mère, je lui donnai une rose, et comme il fut beau de paraître si triomphant !

Il prit l’habitude de m’écrire tous les jours, et à chaque lettre le ton montait, il y avait de plus en plus de « tortures subies » et d’« espoirs fous ».

L’été venu, au moment des séparations, il donna à entendre que si je ne me décidais pas à répondre à ses lettres, sa souffrance loin de moi ne serait pas tolérable. Il marqua de la jalousie, des inquiétudes. En somme, pendant les deux mois qui venaient de s’écouler, je l’avais laissé se débattre sans rien faire pour lui. N’étais-je pas une coquette amusée d’avoir dompté un indomptable ? Quelle raison de croire en moi avais-je donnée ? Pénétrée du sentiment de ma médiocrité devant un tel amour, je lui avouai que moi aussi je l’adorais. Pour la première fois, il parla de m’épouser : ce fut un grand jour. Il songeait à lier mon humble vie à la sienne, il me trouvait digne !… Je proposai de mettre ma mère au courant de nos projets, mais il s’y opposa violemment. Notre mariage ne se ferait certainement pas sans difficultés, il avait d’atroces ennemis, il était un grand calomnié. Sans nul doute, ma mère ne serait pas facile à convaincre, il fallait préparer les choses ; en tout cas c’était lui, lui seul qui plaiderait sa cause ; s’il ne la gagnait pas, il espérait en ma fermeté, en mon héroïsme, qu’il devinait si bien. J’allais avoir dix-neuf ans, bientôt je serais libre de disposer de moi-même, et si les circonstances nous étaient adverses, je pourrais compter sur son amour et il comptait sur le mien.

Il avait raison de compter sur moi. Dans le magnifique abêtissement de la tendresse, j’abdiquais tout sens critique, ce que je ne comprenais pas dans ses explications me paraissait devoir le grandir encore, et je passai un été radieux, m’affolant de ses lettres frémissantes qui chaque jour apportaient la pâture de mon cœur.

Après une saison d’eaux et six semaines de courtes stations dans les châteaux, nous étions réinstallées à Paris et j’attendais pour ce jour-là sa visite, et que, ainsi qu’il l’annonçait, il commençât auprès de ma mère son plaidoyer en faveur de notre joie, lorsque, par le courrier du matin, je reçus une lettre de lui encore.

Elle disait ceci.

« Ma chère vieille, ça marche ! C’est aujourd’hui que je donne l’assaut à la bonne dame. Elle me bat frais depuis que, sur ton conseil, j’ai lâché son usufruitière maturité pour la nue-propriété de la petite. Je pense que, lorsque je vais lui dire que c’est l’enfant que je veux et pas elle, il y aura grincements de dents, mais quand même j’espère en venir à bout. Et puis, en mettant les choses au pis, j’ai pour moi la petite, qui fera n’importe quoi. Seulement je préférerais les voies faciles, à cause de ma situation politique. L’impossible, c’est d’avouer l’état de mes affaires, ça gâterait tout. Alors, j’ai pensé que, puisque tu m’avais jusqu’ici tellement bien guidé dans cette affaire, qui sera aussi bonne pour toi que pour moi, si nous la réussissons, tu voudrais peut-être me donner le moyen de tout arranger que voici : tu me prêtes trois cent mille francs, — naturellement avec toutes les garanties, sûretés et engagements que tu pourras exiger de moi, — je les dépose chez un banquier, on peut y aller voir. J’ai une indépendance suffisante pour prendre des attitudes spartiates : je les prends. On n’ose pas m’accuser d’en vouloir à l’argent de la demoiselle, fi, l’horreur ! Et après la noce je te rends ton petit paquet, augmenté de cent mille francs… en attendant mieux. Si l’arrangement te convient, réponds par dépêche. À toi de tout moi. — Louvénac. »

J’avais lu debout, je m’assis quand ce fut fini, et je posai