Page:Bulteau - Les Histoires amoureuses d Odile.pdf/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
706
10 décembre 1898.
LA VIE PARISIENNE

la lettre à côté de moi, ma main pesant dessus comme si les choses qu’elle disait avaient voulu s’envoler dans la pièce, fuir par la porte, gagner la rue, répandre au travers de la ville l’infamie de cet homme.

Ah ! comme ça faisait mal ce qui allait et venait dans ma tête, comme je me sentais avilie, dégradée !

Je me vis tout à coup dans la glace, en face de moi. Je me souviens d’avoir souri à cette blême figure qui me regardait avec des yeux effrayants, et de l’avoir saluée du mouvement involontaire que l’on fait devant les cercueils.

Puis ce fut en moi le besoin d’en finir, de me faire libre, d’arracher de moi le bout de chaîne cassée qui me tenait encore.

Je descendis dans la rue, j’arrêtai un fiacre et je me fis conduire chez Louvénac.

Lorsqu’il me vit entrer dans son cabinet, où il était seul, il eut un sursaut, puis tout de suite, les yeux tendres, il vint à moi, tendant les mains.

— Chère bien-aimée… quelle joie…

Mais je coupai l’effusion.

— Je vous rapporte ceci, fis-je d’une voix toute rauque, et je jetai le papier froissé sur le bureau. Il le prit et à peine y eut-il posé son regard qu’il devint singulièrement livide.

— Oui, vous vous êtes trompé d’adresse, dis-je encore. Je suis venue pour que vous me rendiez mes lettres. Combien voulez-vous ? Faites votre prix.

Il eut une imprécation, un geste violent. Je n’aurais pas deviné que sa figure hautaine et tendre pût ressembler à cela. C’était terrible, mais j’étais dans un état d’esprit qui ne laissait aucune place à la peur, je répétai :

— Vous m’avez entendue : faites votre prix.

— Ne m’insultez pas, répondit-il sourdement, c’est inutile.

Fouillant dans un tiroir, il en tira mes lettres nouées en paquet et me les tendit.

— Puissiez-vous ne jamais regretter un amour qui ne reculait pas devant une infamie pour vous conquérir, dit-il.

Ah ! le beau cabotin ! il avait des larmes dans les yeux, et brusquement il plia un genou, prit le bas de ma jupe et la baisa.

— Allez, maintenant, me dit-il, et soyez heureuse, vous venez de me faire expier en cette minute tout le mal que j’ai pu commettre dans toute ma vie.

Comme je sortais rapidement, je vis qu’il était rassis devant son bureau, la tête dans les mains, des sanglots secouant ses épaules. Ah ! le beau cabotin !


Trois mois plus tard, le jour de son remariage avec un Portugais dont nous avions fait la connaissance à Vichy l’été précédent, ma mère, en causant avec moi des gens qui étaient venus à la cérémonie, fit remarquer d’un air fin l’absence de Louvénac.

— Je peux bien te le dire à présent, il avait demandé ma main, il m’en veut, cela se comprend, expliqua-t-elle avec un air d’aimable fatuité.

— Oui, je sais, répondis-je.

— Tiens, tu t’en étais doutée, comment ?

— Il me semble que c’est lui-même qui m’en a donné l’idée.

— Tu as toujours une drôle de façon de dire les choses ; et ma mère me regarda d’un air soupçonneux. Mais bientôt elle pensa à d’autres objets.

Il m’a semblé, cette année-là, que je savais le véritable sens de la vie et qu’il se nomme mensonge. C’est aussi vers le même temps que j’ai contracté le tic — je l’ai encore — qui consiste à entrer dans un extrême agacement nerveux lorsque j’entends des tirades patriotiques, et à concevoir une méfiance instinctive et puissante contre les gens auxquels, pour être tranquilles, il faut absolument « le Rhin » et contre ceux encore qui disent que l’amour est le but de la vie.


CLEG.

(À suivre.)