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17 décembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]


V

Vingt ans.


Ce fut assez curieusement arrangé ma première rencontre avec Georges de Montclet.

J’avais pour grande amie depuis trois ans Mme d’Arglades. C’était une femme de trente ans, point jolie au sens courant du mot, mais absolument séduisante. Bâtie en force, les épaules larges, des hanches, une poitrine aiguë qui pointait dans les corsages, car elle portait des corsets très bas qui laissaient libre et mouvant le haut de son torse, elle avait dans ses cheveux des vernis de bronze d’or, et ses yeux noirs tachaient impérieusement la clarté de son visage long, à menton volontaire. Elle s’habillait avec une simplicité où il y avait du génie, toute étoffe sur elle prenait un style. Très douée, elle faisait un peu de tout, et joliment : de la musique, de la peinture, de la sculpture, de merveilleuses broderies. Elle m’aimait beaucoup et avec beaucoup d’autorité. Elle dirigeait ma vie, régentait mes sympathies, me dictait des idées, tout cela un peu au hasard de ses caprices, mais lorsque j’essayais de discuter quoi que ce fût avec elle, usant d’une incomparable virtuosité verbale qui était toujours à son service, elle démontrait que ses apparentes inconséquences n’étaient autre chose que les manifestations d’une suprême unité de système, et elle avait une telle souplesse d’argumentation que je me laissais convaincre, heureuse de m’être trompée en croyant trouver mon idole en faute.

Tout ce qu’elle disait laissait en moi des traces fortes. Je l’avais rencontrée à cette heure de la vie où la pensée en formation hésite, cherche un modèle pour prendre sa forme définitive. Elle avait été ce modèle.

Son mari était tout simplement un mondain, très sensiblement inférieur à elle, et qui acceptait cette situation d’assez facile grâce, se bornant à relever parfois avec des ironies faibles le disparate trop rapproché de ses affirmations. Car elle affirmait sans cesse, elle était toujours sûre de quelque chose.

Nous nous voyions très souvent et je lui disais tout. J’étais plus malheureuse que jamais dans ma famille. Mon portugais de beau-père me faisait vaguement la cour et cela donnait lieu à d’intolérables scènes. Je fuyais la maison, très encouragée à cela par ma mère. Aimée d’Arglades me donnait l’hospitalité avec une chaleur de cœur qui me permettait de croire qu’en allant chez elle je la faisais reconnaissante. J’y dînais plusieurs fois chaque semaine et je travaillais presque tous les jours dans son atelier.

J’eus la surprise, un soir en entrant dans le salon, d’entendre M. d’Arglades parler très haut et comme s’il avait été en colère. Généralement il ménageait sa voix, car il souffrait d’une laryngite chronique, et le moindre effort lui donnait des quintes de toux. C’est du reste ce qui se produisit cette fois-là et lorsque j’entrai dans le fumoir il étranglait positivement.

  1. Voir les numéros des 19, 26 novembre, 3 et 10 décembre 1898.