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24 décembre 1898.
LA VIE PARISIENNE

naissable. Ce n’était plus le spirituel et joyeux être sans cesse armé d’ironie jusque contre lui-même, il s’assombrissait d’une sorte de fureur angoissée, il y avait dans sa violence quelque chose d’obscur, de secret, qui faisait peur. Mais de cela même j’avais une joie d’orgueil et de tendresse. Je croyais posséder de lui, dans cette sorte de sauvagerie inquiète du plaisir, une âme qui n’existait que pour moi, que j’avais créée peut-être, et l’incompréhensible impression de danger dont j’avais le vertige en lui appartenant — et qui par instants me faisait penser avec d’extasiantes épouvantes qu’il m’associait à un crime — m’asservissait par son incomparable véhémence.

En vérité cet homme avait le pouvoir de colorer toutes choses d’un romanesque virulent, on se sentait exister passionnément, formidablement avec lui.

… Depuis un quart d’heure que j’ai fini d’écrire la phrase précédente je rêvasse en regardant son portrait là, devant moi… Ah ! le poids briseur d’âme des souvenirs d’amour !…

Que disais-je ?… J’en étais à mon installation, je racontais les services que me rendait Aimée d’Anglades. Ils étaient innombrables. Pas de si petit détail où elle n’entrât. Elle avait choisi mes domestiques, elle m’apprit à combiner des repas savants. Georges était gourmand, subtilement, il adorait les cuisines compliquées où tout se transpose dans la multiplicité des saveurs, où la nouveauté de la sensation étonne le palais. Il lui fallait de l’inattendu.

Dès les premiers jours de ma réinstallation après le voyage de noces, Aimée me dit :

— Voyez-vous, avec M. de Montclet, vous n’avez qu’une chose à craindre, c’est le cercle. Il adore flâner dans cet endroit où l’on potine, où sans prendre de peine on échange de l’esprit avec les uns, on goûte le ridicule des autres, et puis — n’allez pas lui répéter cela au moins ! — il est un peu joueur, notre cher Georges, et le jeu, c’est le suprême antagoniste de l’amour, l’émotion en est si aiguë qu’elle dégoûte des autres. Il faut absolument l’empêcher d’aller au cercle, je vous y aiderai.

Pénétrée par la sagacité de cet avis j’avais réglé ma vie en conséquence. Abandonnant toute étude, renonçant à cette culture de moi qui me paraissait d’un intérêt primordial en d’autres temps, j’étais toujours prête à suivre mon mari dans ses caprices sans cesse renaissants.

Tous les matins nous montions à cheval avec Aimée, qui s’était remise à l’équitation, abandonnée quelque temps parce que la santé de M. d’Anglades ne s’arrangeait pas des exercices violents. Souvent Aimée venait déjeuner avec nous, et nous restions inactifs, un peu las, heureux d’être ensemble et de notre entente, puis nous faisions des courses tous les trois, et le soir nous nous retrouvions dans le monde ou au théâtre.

Pour ne pas nous quitter nous allions, au commencement des étés, à Luchon, où M. d’Anglades faisait chaque année une saison pour sa laryngite chronique — elle le demeurait d’ailleurs. Puis c’était le tour des plages normandes, quelques visites chez des châtelains, que notre intimité affirmée engageaient à nous inviter en même temps. Dès les premiers jours de novembre nous étions revenus à Paris, d’où nous ne bougions plus sinon pour aller un jour ou deux chasser à courre dans les départements voisins.

Cette existence m’avait ôté le goût de penser, mon seul effort c’était de me sentir être heureuse. Et mon bonheur était tout entier fait de celui de Georges. Je ne songeais qu’à lui et j’y songeais sans trêve.

Je voyais rarement ma mère et mon beau-père. Ma mère avait accepté mon mariage parce qu’il la débarrassait de moi, mais M. de Montclet lui déplaisait. Jamais elle ne manquait l’occasion d’une remarque désobligeante : il était inoccupé, léger, je ferais bien de le surveiller au lieu de lui laisser la bride sur le cou. Elle était hostile à tout ce que je faisais, critiquait mes relations, mes amitiés, même, elle avait de petites improbations pincées pour mon intimité avec les Anglades.

— Quand on est amoureuse de son mari comme toi, disait-elle, c’est bien singulier qu’on n’éprouve pas le besoin d’être de temps en temps seule avec lui… Je m’étonne que Mme d’Anglades, qui est une femme tellement supérieure, n’ait pas plus de discrétion… car vois-tu, un tiers dans un ménage c’est tôt ou tard un sujet de dissentiment.

Elle m’agaçait, mais je dédaignais la totale inintelligence de ses jugements. Aimée devenir un sujet de dissentiment entre Georges et moi !… c’était comique, elle qui, au contraire, nous rapprochait.

Ne lui devais-je pas cette connaissance des goûts de mon mari, grâce à quoi je n’avais pas eu besoin des presque inévitables secousses initiatrices, pour plier complètement ma nature dans la forme de la sienne ?

Ma mère ne m’avait jamais comprise. Je finis de me détacher d’elle et je m’en tins à ce que les convenances exigeaient comme manifestations.

Quelqu’un avait de moi un sens plus juste et plus affectueux : c’était M. d’Anglades. Notre intime fréquentation m’avait donné beaucoup d’estime et d’amitié pour lui. Il s’intéressait à moi, presque tendrement, lorsque nous étions seuls, d’une façon très bonne et m’interrogeait sur moi, sur Georges, il prenait à m’entendre parler de notre amour un plaisir extrême dont j’étais tout émue.

Cette vie où rien ne venait rompre les courants chauds de passion et de sympathie dura quatre années. Un jour, c’était la première fois depuis que nous nous connaissions, j’eus avec Aimée une discussion qui laissa des traces profondes. La raison cependant en était ridiculement futile, mais, sans que j’en eusse conscience, il s’était fait probablement des modifications en moi, et la domination de mon amie me pesait peut-être sans que je m’en aperçusse…

Voici l’histoire :

J’avais depuis mon mariage une femme de chambre, choisie par Mme d’Anglades. C’était une individualité de l’ordre de celles dont on résume les avantages en les appelant des « perles ». D’autres que moi furent sensibles aux perfections pratiques de ma perle, car elle fut recherchée amoureusement par un marchand de vins auquel elle accorda sa main. Au moment où elle m’annonça cette nouvelle, Aimée était hors de Paris pour quelques semaines ; je ne songeai pas à la prévenir immédiatement de l’incident, qui me paraissait sans importance, et j’avais déjà remplacé la perle lorsque j’avertis mon amie de son départ.

Aimée me répondit, courrier par courrier, quatre pages sur ce sujet, dont elle marquait d’être très agitée ; elle commentait avec emphase les inconvénients terrifiants qu’il y avait à admettre « n’importe qui » dans l’intimité immédiate de sa vie, et terminait ainsi : « Je compte bien que vous allez m’attendre pour remplacer Mélanie, je m’occupe dès maintenant de vous trouver quelqu’un qui vous convienne, je ne veux pas que cela se fasse sans moi. »

Je devais être dans un jour de nerfs, car je fus choquée, irritée même du ton impérieux de la phrase, et je répondis que je la priais de ne pas se mettre en peine car j’avais trouvé quelqu’un déjà et dont j’étais très satisfaite.

Elle était vraiment très bien, ma nouvelle femme de chambre. Elle avait d’excellents certificats, mais ce qui m’avait surtout décidée à la prendre c’était son physique. Née à Montmartre, de parents autochtones, au mépris de ces circonstances, elle avait une étrange figure d’Italie ; des paupières superbement coupées sur de longs yeux, un petit nez tout droit, une bouche à dessin grave, un teint d’une blancheur opaque, et des cheveux noir-pourpré qui faisaient un beau pli d’ondulation naturelle à son front. J’ai toujours pensé que sa mère, qui exerçait les fonctions de concierge, avait dû avoir quelque temps avant sa naissance des sympathies abandonnées pour quelqu’un de ces messieurs qui venaient du Transtévère, il y a vingt-cinq ans, poser des Jean-Baptiste dans des tableaux aujourd’hui périmés. Cette jeune personne, qui avait le tort de s’appeler Aglaé, était une lingère distinguée, coiffait dans la perfection et avait ce génie du goût avec quoi se fabriquent les chapeaux et les robes de Paris, et que, si elle nous annexe jamais, l’Allemagne sera impuissante à conquérir, lors même qu’elle y appliquerait cette patience cosmique recommandée par les philosophes pour mettre à leur aise les grandes évolutions de l’humanité.

Revenue à Paris, Aimée vint me voir, j’étais seule. À peine entrée, brusquement elle dit :

— Et votre femme de chambre ?

— Ma femme de chambre est la perle jumelle de Mélanie, à cela près qu’elle est beaucoup plus jolie, répondis-je gentiment, car j’avais quelque remords des vilains sentiments d’irritation que la lettre autoritaire de mon amie m’avait donnés.