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24 décembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

— Quelle drôle d’idée d’avoir une jolie femme de chambre !

— Quelle plus drôle d’idée d’en avoir une laide ! Je vous assure que le menton en galoche et le nez variqueux de Mélanie m’ont souvent rendue mélancolique.

— Vous êtes absurde !… Peut-on voir cette merveilleuse… Au fait, comment s’appelle-t-elle ?

— Aglaé.

— Quel nom grotesque !

— Oui, je trouve aussi. Je songe sérieusement à l’appeler Vittoria, comme la chère marquise de Michel-Ange, à laquelle elle ressemble assez. Je vais la sonner pour vous la faire voir.

Aglaé parut, je lui donnai un ordre qu’elle reçut avec l’air de déférence sans servilité qui était un de ses agréments, puis elle se retira.

— Vous êtes complètement folle, cria presque Aimée, la porte à peine refermée. Vous avez sérieusement l’intention de garder cette fille ?

Je la regardais ébahie, elle était toute rouge.

— Mais sans doute, répondis-je, j’en suis très contente.

— Il y a dix jours qu’elle est ici, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle vaut !

— Pardon, très bien. Elle m’a fait, sur un modèle de Doucet, une robe qui est admirablement réussie, elle a un service discret, elle est propre, soigneuse, parfaitement convenable…

— Ah ! oui, parlons-en ! Elle en a l’air, en effet !…

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? demandai-je, — la contagion de sa colère commençait à m’envahir. Pourquoi vous monter contre cette fille, que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez rien…

— Ma chère, je ne la connais pas, c’est exact, mais je connais la vie, un peu mieux que vous peut-être. Je vous dis que, pour une femme de votre âge, c’est une très mauvaise marque, une faute de goût, pour ne dire que cela, d’avoir une femme de chambre de cocotte, en passe de devenir cocotte elle-même, car ça n’est pas autre chose, cette petite, ça se voit de reste. Comment est-elle coiffée avec tous ces peignes, et de quoi a-t-elle l’air ! … Non, il n’est pas possible que vous la gardiez… vous ne la garderez pas !

— Je vous assure que si, à moins que vous n’ayez à me donner des raisons moins saugrenues.

— Mais c’est vous qui êtes saugrenue ! Voyons, est-ce que je ne sais pas ce qui vous convient mieux que vous ne le savez vous-même… J’espérais que vous vous rendiez compte du bien fondé de tous mes conseils… Je suis surprise de m’être trompée, peinée aussi.

— Je reconnais, vous le savez bien, méchante, l’excellence de tous vos conseils, dis-je d’un ton plus calme, et qui redevenait affectueux, car un peu de remords me reprenait, — mais je suis assez grande personne pour pouvoir décider moi-même du choix de mes domestiques. Tout ceci a vraiment bien peu d’importance, et ce n’est guère intelligent de nous disputer quand nous avons tant de choses à nous dire… Vous m’avez joliment manqué, grande chérie, pendant tous ces jours…

J’avais mis mon bras autour d’elle ; d’un mouvement importuné elle se dégagea.

— Parlons sérieusement une minute, dit-elle sèchement. Le sujet n’est pas du tout, comme vous dites, sans importance. Cette fille a très mauvais genre, il est certain qu’elle est jolie, beaucoup trop jolie… vous aurez des histoires dans la maison. Je me suis donné infiniment de peine pour vous organiser un personnel correct, il ne faut pas tout déranger pour un caprice. Vous la renverrez, je vous ai trouvé quelqu’un pour la remplacer ; une femme sérieuse, d’excellent caractère, parfaitement sûre et avec laquelle il n’y aura rien à craindre…

— Mais, dites-moi, interrompis-je, que peut-on craindre d’une femme de chambre lorsqu’on ne conspire pas, que l’on ne fait pas de fausse monnaie et que l’on n’a ni amants, ni maladies inavouables.

Aimée tapotait le bras de son fauteuil avec des doigts exaspérés.

— Vraiment, ma chère petite, pour une femme de tant d’intelligence, vous êtes bien sotte par moments, dit-elle d’une voix toute tremblante de colère mal domptée.

— Merci toujours ! Mais vous avez raison, je suis très sotte, car je ne comprends pas un mot à tout ceci.

— Tant mieux pour vous ! Cela prouve en faveur de votre optimisme, fit-elle, avec une ironie méchante.

— Je vous en prie, Aimée, daignez parler à mon imbécillité en termes qu’elle puisse pénétrer. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, quand on tient à son mari, on n’introduit pas chez soi des femmes tournées comme celle-là ! jeta Mme d’Anglades, le regard dur.

Tout mon sang m’était monté à la face, cette basse insulte à Georges me frappait comme un soufflet.

— Oh ! Aimée… je ne trouvais rien d’autre à dire. J’avais envie de pleurer, de la battre aussi. Ce dernier sentiment l’emporta sur les autres. Je ne la battis pas, mais je me mis en colère avec un furieux délire.

— Écoutez, lui dis-je, vous avez eu un mot malheureux et que je n’oublierai jamais ! Comment avez-vous pu salir mon mari avec une idée pareille, vous qui savez quel homme il est, et ce qu’il est pour moi ? Votre passion de dominer les autres vous a cette fois menée trop loin. J’ai accepté jusqu’ici d’être dirigée par vous comme une petite fille stupide, c’est fini. Je n’ai plus confiance en vous. Pour avoir dit une chose pareille il faut que vous n’aimiez pas Georges ! Je ne veux plus de vos conseils. À l’avenir je mènerai ma vie comme bon me semblera, nous ne nous entendons plus.

Aimée s’était levée.

— C’est bien, dit-elle, il ne me reste plus qu’à sortir d’ici pour n’y jamais rentrer !

J’étais trop hors de moi pour la retenir, mais une heure après, mon calme revenu, j’avais des remords insupportables.

Je ne comprenais plus comment j’avais pu m’abandonner à ce point, être brutale, injuste, méconnaissante envers cette amie admirable, cette collaboratrice à mon bonheur…

Quand M. de Monclet rentra, je le mis au courant des affaires, mais, il faut l’avouer, avec beaucoup d’inexactitude. Il m’était impossible de lui dire cette chose monstrueuse, que notre Aimée le croyait capable de regarder même une femme de service ! Je lui dis que nous nous étions disputées parce que je voulais garder Aglaé, à laquelle Mme d’Anglades ne trouvait pas l’air comme il faut, et que j’avais été odieuse, mais je me repentais, je voulais être pardonnée… je renoncerais à ma femme de chambre : que me faisait ma femme de chambre ? Tout ceci se termina par beaucoup de pleurs et de sanglots.

M. de Monclet se refusa à prendre l’aventure tragiquement, même il parut en être vivement diverti. Il se moqua beaucoup de mon désespoir ; quant à lui, affirma-t-il, ça l’enchantait que nous nous fussions enfin disputées Aimée et moi ; on s’affadissait dans cette éternelle bonne entente. Il irait voir Mme d’Anglades et arrangerait tout ; justement il était sur le point de s’ennuyer, n’ayant rien à faire de sa fin de journée ; nous étions deux braves petites de lui avoir trouvé une occupation gaie.

— Consolez-vous, dit-il gentiment. Vous garderez Aglaé, tout s’apaisera. Aimée est toquée, il me semble au contraire qu’elle est très bien, cette petite fille. Allez vous tremper la tête dans votre cuvette, je vous ramènerai les Anglades à dîner.

Il les amena. Je fis des excuses de tout l’élan de mon cœur, Aimée fut bonne princesse et pardonna d’un air de sincérité ; M. d’Anglades, qui avait imparfaitement pénétré les détails du drame, fut préoccupé et attendri, et les choses rentrèrent dans l’ordre — en apparence du moins.

Quelque chose était changé pourtant. J’avais senti de trop près la mainmise de mon amie sur mon indépendance. Je conservais une impressionnabilité qui en toute rencontre se manifestait par des défenses inutiles. Je prenais des décisions sans avertir Aimée, je cessai complètement de la consulter sur les listes d’invitations de mes dîners, je fis, sans son assentiment, de nouvelles connaissances ; j’éprouvais de tout cela des satisfactions perverses. Elle-même modifiait ses habitudes, mettait plus de réserve dans ses avis, souvent je m’apercevais qu’elle arrêtait des critiques tout au bord de ses lèvres.

Il se cristallisait entre nous cette gêne particulière qui corrode puis dissout les intimités. Je sentais, et mes modifications intimes avaient fait une telle route que je l’admettais même, qu’un jour devait venir où nos relations se desserreraient. Cela me causait un peu de douleur sourde, mais mon amour pour Georges m’emplissait trop pour que la perte de quoi que ce fût qui n’était pas lui eût pour moi une importance capitale. J’attendais.