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7 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

J’étais complètement heureuse ainsi, lui moins. Notre idylle ne lui suffisait pas. Il m’expliquait, avec sa logique invincible, que l’amour est un tout, fait de sentiment et de sensation, et qu’on ne peut en prendre une moitié et rejeter l’autre, sous peine de lui ôter ses caractères essentiels. Il avait raison. Je m’apercevais de l’inévitable nécessité de sortir de la vague émotion exquise où je m’enchantais, et que, comme il le disait, mon honnêteté même m’obligeait d’être à lui toute — puisque je l’aimais. — J’avais une peine étrange à me décider. Pourtant je ne pouvais supporter l’idée de le faire souffrir, et un matin, au réveil d’une nuit cauchemarée, je résolus de faire enfin le grand sacrifice. Car c’est un sacrifice, quoi qu’en puissent croire les messieurs pour l’amusement desquels on l’accomplit.

Ce jour-là nous avions rendez-vous au Louvre, et ce fut — ironie des coïncidences — dans cette même salle des bustes où Louise Harmailles m’avait annoncé la rupture de sa liaison, que je dis à Pierre ma détermination d’aller chez lui, le lendemain.

Il garda son calme, mais ses yeux pensifs furent si joyeux que l’angoisse qui serrait ma gorge se décrispa.

Certainement j’étais heureuse, le lendemain, en sortant de son appartement — dont l’ordre méticuleux m’avait paru une prolongation de sa personnalité sur les choses. Il m’adorait, je l’adorais, ç’avait été une heure très douce. À me sentir sienne j’acquérais à mes propres yeux une valeur nouvelle.

Oui, tout était bien ainsi, parfaitement bien… Peut-être n’avais-je pas la vocation de l’adultère, mais on arrive à bien faire les choses même dont on n’a pas la vocation en y appliquant sa volonté persévérante. Je m’accoutumerais à être joyeuse d’aller à des heures fixées me déshabiller chez mon ami. Lorsque nous serions séparés, la pensée de sa grande joie — de la mienne aussi — empourprerait le gris des heures. Ce serait ainsi, il le fallait ! Il le fallait tellement que ça le fut presque. Je m’excitais à l’enthousiasme, et lorsqu’il n’était pas là j’y atteignais quelquefois.

Je regrettais vivement, par exemple, nos excursions dans le Paris glacé, les oppressions exquises des crépuscules, la tendresse chaude des admirations devant les chefs-d’œuvre. Nous avions renoncé à tout cela, qui était, disait Pierre, dangereux, et d’ailleurs inutile puisque nous pouvions nous voir en parfait confortable chez lui. Il apportait dans le règlement de notre vie — par sentiment de ses devoirs envers moi — le même souci scrupuleux de prudence et de logique qu’il mettait dans la construction d’un raisonnement. Il avait un sens infailliblement juste de tout, et il mettait tant de douceur à n’avoir jamais tort que, lorsqu’il prenait la peine de me démontrer avec bonté combien étaient absurdes mes chimérismes, je lui savais gré du sentiment net qu’il me donnait de mon ridicule.

Depuis que j’avais un amant, un rapprochement s’était fait entre moi et Louise Harmailles, je n’éprouvais aucun besoin de lui rien confier, mais j’étais curieuse davantage de ses aventures. C’était là, je le croyais, un peu de snobisme de cœur : le désir de mieux constater, en la comparant, la beauté de ma liaison. Louise était enchantée de son nouvel ami, elle trouvait en lui la gaminerie écervelée qui lui convenait. Quelquefois, un peu méchante, je rappelais son premier amour, mais ça la faisait rire, « ce raseur d’André », comme elle l’appelait, n’était plus pour elle qu’un souvenir un peu grotesque…

Mon tranquille bonheur dura jusqu’à l’été ; là survint le premier trouble : il fut grave. Pierre, retenu par des devoirs de famille, m’annonça qu’il ne pourrait me rejoindre en Bretagne. Je discutai passionnément avec lui, mais en vain. Il remplissait son devoir envers les siens avec une ponctualité rigoureuse, à quoi rien ne pouvait le faire manquer. C’étaient deux grands mois à passer l’un sans l’autre ; je ne concevais pas comment je pourrais les supporter. Lui était très triste, mais résigné. Il avait un sentiment si clair de la nécessité qu’il ne perdait pas ses forces en révoltes stériles.

Notre dernier rendez-vous fut lamentable. Je le passai tout entier à pleurer ; il fut très bon, mais me fit remarquer qu’il aurait été préférable d’occuper ces dernières heures avec nos joies de tendresse, puisque cela me faisait tant souffrir d’en devoir être privée. Cette fois-là encore il avait raison, mais mon désespoir emmigrainé me rendit injuste et je refusai d’en convenir.

Il est à supposer que j’ai de moi-même une ignorance profonde, car mes événements psychiques sont toujours différents de ce que j’attendais.

Cette séparation donna les plus curieux résultats. D’abord j’eus, à revoir la mer, une ivresse puérile et profonde, puis, l’air salin exalta ma santé, me fit une vigueur nouvelle que je dépensais en énormes fatigues saines. Mes promenades à cheval, mes longues courses dans la campagne me donnaient d’inexplicables jouissances. Il m’arrivait de chanter à pleine voix des airs stupidement gais le long des routes solitaires. Il me semblait que pour la première fois j’avais conquis la liberté : cela m’affolait d’un plaisir de vivre.

Je ne comprenais rien à tout cela, et, dans les premiers jours je fis quelques efforts pour m’exciter au désespoir, mais bientôt je trouvai l’interprétation de mes sensations : c’était l’amour qui m’avait refait cette superbe jeunesse qui triomphait même de l’absence de l’aimé. Je glorifiai l’amour !

Sans scrupules désormais je me mis à m’amuser de tout : de la sotte vie des bains de mer, avec ses parties monstres de bateau, de breack, son casino, ses potins et ses flirts ; des fréquentations indifférentes, de la bêtise des conversations. Ma vie auprès de mon mari dans le contact de ses innombrables maîtresses, avait même perdu son amertume. Je lui avais décidément tout pardonné. J’étais aimée, j’avais pris ma revanche. D’ailleurs il était charmant, ravi de la facilité de nos rapports et de ma gaieté revenue, et j’appréciais en camarade indulgente sa câlinerie perverse, ses paradoxes de conscience et ce tour d’esprit jeune, élastique, d’un si merveilleux illogisme qui en faisaient l’être dangereux et charmant qu’il était. La vie marchait bien, enfin !

Il n’y avait qu’un point gênant — et vraiment bien inexplicable — c’est l’impression que me causait chaque jour la lettre qu’il fallait écrire à Pierre. C’était difficile, pénible même, et j’y mettais un temps !… J’essayais de lui raconter très exactement l’emploi de mes journées, c’était simple en soi ; ce qui l’était moins, c’est que je me sentais obligée de donner à mes récits un ton de détachement ennuyé, de dégoût de ce que je faisais. Pendant cette heure que je mettais à lui écrire, j’avais le sentiment que j’étais coupable de tant m’amuser et qu’il ne fallait pas qu’il le sût, mes phrases prenaient une allure contrainte, un accent faux et une intense stupidité. Puis, lorsqu’à la fin, j’en venais aux nécessaires protestations, rien ne voulait plus naître dans mon esprit ; le nez en l’air, engourdie, je restais au milieu d’une formule de tendresse et… je pensais à autre chose. Encore une vocation que je n’avais pas : les lettres d’amour !…

Par exemple, ce dont je fus étonnée jusqu’à l’inquiétude, c’est de la tristesse qui m’empoigna, irrésistible, au moment de quitter Dinard. N’était-ce pas singulier ? J’allais retrouver l’homme que j’aimais, recommencer la bonne vie de passion, et, au lieu d’être heureuse j’avais un cœur de plomb, des larmes aux yeux, des sanglots plein la gorge… Dans le train qui nous ramenait, tandis que mon mari faisait des remarques bouffonnes dont il fallait rire, je songeais aux fiacres sales, à la montée ralentie de l’escalier, je me voyais sonnant à la porte, j’assistais aux baisers reçus par l’image de moi, et… au reste… Tiens, c’étaient ces mêmes choses dont j’avais la vision enchanteresse dix-huit mois plus tôt, lorsque Louise Harmailles quittait le cours de chant pour aller retrouver André… Je rêvai à Louise Harmailles, je me souvins de l’avoir méprisée pour sa fragilité sentimentale et je fus envahie d’amertume…

On est bien occupée dans les premiers temps de la réinstallation à Paris. Quinze jours entiers se passèrent sans que je pusse trouver une heure pour aller chez Pierre. Il me le reprocha en termes dont la modération laissait voir pourtant qu’il était très offensé. Avec un grand effort l’heure se trouva enfin.

Un peu nerveuse notre première rencontre. Il fallut donner en détail mes raisons, qu’il appela prétextes : il les démonta l’une après l’autre pour m’en prouver l’inanité ; cette fois encore il avait raison. Je le lui dis avec une gaieté un peu âpre et il n’en disconvint pas. Lorsque — puisque nous nous aimions — il fallut en venir aux effusions extrêmes, je m’aperçus que j’avais le désir fixe que cela finît le plus vite possible.

En rentrant à pied chez moi je regardais consternée mon âme toute méchante et vindicative, j’étais surénervée,