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14 janvier 1899.
17
LA VIE PARISIENNE

— Je regretterais, dis-je, que vous me missiez dans l’obligation de rompre cette conversation en ajoutant un seul mot à ce que vous venez de dire, car je suis résolue à n’en pas entendre davantage.

— Vous ne m’avez pas compris, madame, reprit-il d’un air peiné. Je sais que vous êtes la femme d’un homme absolument indigne de vous, et ce que je songerais à vous demander, si mes sentiments pouvaient exciter en vous quelque sympathie jamais, c’est de divorcer et d’accepter mon nom.

Je m’arrêtai net pour l’examiner, non sans inquiétude. Était-il devenu fou ? Mais il me parut très tranquille, ses beaux yeux tristes s’appuyaient sur moi avec beaucoup de douceur.

— Enfin, lui dis-je, qui vous affirme que je sois digne de ce que vous m’offrez ?

— Mon cœur ! répondit-il.

Ce n’était pas mal, mais il imagina, en lançant ce mot avec une énergie vibrante, de s’administrer une forte tape sur la poitrine pour renforcer son allusion au viscère mis en cause ; sa chaîne de montre tressauta sur son ventre — il avait du ventre — et je ne sais pas bien ce qui me retint d’éclater de rire.

Je tentai de lui faire comprendre que, tout en appréciant la perfection de ses sentiments, j’en étais légèrement ahurie, et qu’il ne fallait pas qu’il s’étonnât démesurément si j’avais le désir de causer avec lui un peu plus de trois fois avant de me résoudre à disloquer ma vie pour l’unir à la sienne. Il admit la justesse de cette prétention et déclara qu’il était prêt à attendre des mois, voire des années. J’insistai pour que nous parlassions d’autres choses, et la promenade se termina très agréablement. Comme c’est l’usage en pareil cas, je découvris à M. de Chalamon une foule de goûts et de dégoûts semblables aux miens ; il avait du charme lorsque les occasions lui manquaient pour devenir pathétique, mais il lui fallait peu de chose pour s’abandonner à cette faiblesse, comme il me fallait peu de chose pour retomber dans mon péché d’ironie. Il est certain que si j’avais pu perdre un peu de mon horreur du ridicule, et lui en acquérir une dose équivalente à celle dont je me serais débarrassée, nous aurions été faits pour nous entendre très complètement.

Le lendemain, les représentations recommençaient avec Tristan. M. de Chalamon avait trouvé moyen de changer sa place : il était à côté de moi.

C’est quelque chose de terrible, cette musique de Tristan, une sorte de soûlerie d’amour ; dès le milieu de l’ouverture, on commence à en éprouver le charme vénéneux. À la fin du premier acte j’eus un grand tressaillement en sentant le bras de mon voisin s’appuyer au mien. Pendant l’entr’acte j’allai avec lui errer dans le bois de sapins qui est derrière le théâtre. Cela sentait la résine chaude, et c’était plein d’une énorme rumeur d’insectes invisibles ; nous ne dîmes pas trois paroles. À quoi songeait-il ?… Moi, j’avais un peu la fièvre. Au second acte, une vaste émotion me gonfla la poitrine en songeant à ce bel amour que m’avait voué cet homme. Pourquoi repousser ce bonheur offert ? Ne faut-il pas aimer ! Aimer n’est-ce pas vivre ! Je me tournai vers lui en disant très bas :

— Comme c’est beau !…

— Près de vous…

Il n’en dit pas plus. À ce moment-là, mon ironie avait désarmé, c’était le triomphe du pathétisme. Lorsque la voiture dans laquelle il m’avait ramenée chez moi s’arrêta, ce fut sans même songer à m’en étonner que je m’aperçus que — probablement depuis notre départ du théâtre — il tenait mes mains dans les siennes. En vérité, cette musique de Wagner…

Huit jours plus tard, j’emportais, en quittant Bayreuth, le dernier regard d’Édouard de Chalamon en une très bonne place de mes souvenirs chers. Nous n’avions plus reparlé de ses espoirs, mais nous nous sentions unis par quelque chose de fort.

Il me manqua infiniment, lorsqu’à mon retour à Paris, je tombai dans l’agitation causée par une bruyante aventure de mon mari. Il avait été surpris par un autre mari, dans une fâcheuse attitude, s’était battu, avait blessé grièvement son adversaire. L’épouse litigieuse s’était enfuie du domicile conjugal, M. de Montclet l’avait installée dans un appartement, où, comme c’était son devoir, il passait son temps à la consoler. On clabaudait vigoureusement. Je reçus une quantité de condoléances amusées ou perfides, de lettres anonymes, et aussi d’offres amoureuses ; cela semblait un si bon moment !

Malgré l’irritation que j’éprouvais de la fausse et ridicule posture où me mettaient ces choses, je ne pouvais m’empêcher de plaindre M. de Montclet. À certaines paroles qu’il me dit, je comprenais que cette aventure arrivait mal dans sa vie, qu’il commençait à être las de sa maîtresse, et que l’obligation absolue qui le rivait à elle lui pesait. Pendant les courts moments que nous passions ensemble, il était sombre et faisait cette mine douloureuse que je ne lui ai jamais vue sans en être péniblement impressionnée. J’avais aussi le sentiment de le gêner, d’être un embarras, qui sait, peut-être un remords dans sa vie, et j’aspirais au retour d’Édouard. Sûrement il m’aiderait à trouver ce qu’il convenait de faire dans la circonstance. Il arriva enfin, et je le mis au fait en lui demandant son avis.

— Vous le saviez d’avance, madame, répondit-il. Vous n’avez pas le choix des actes. Il faut divorcer sans attendre, M. de Montclet sera libre d’épouser sa maîtresse, ainsi qu’il le souhaite sans nul doute, et… vous aussi vous serez libre !…

Il tenait à son idée ! Au reste, il avait bien raison, mon mari n’avait aucun besoin de moi, le moyen s’offrait de refaire ma vie dans d’admirables conditions. Il aurait fallu avoir l’esprit curieusement tourné pour ne pas accepter d’enthousiasme cet arrangement… eh bien, j’avais l’esprit curieusement tourné, car la pensée de ce divorce me chavirait le cœur.

Cependant, au bout de quelques semaines de longues causeries avec Édouard, je me décidai et j’allai un matin, annoncer ma résolution à M. de Montclet. Lorsque je lui eus expliqué mes intentions :

— Vous êtes généreuse comme toujours, je reconnais votre grand cœur ! Je suppose que je dois vous remercier du sentiment qui vous fait me rejeter de votre vie. Mais avez-vous bien réfléchi ? La situation de femme divorcée est difficile, j’ai le devoir de songer à vous…

Il y avait de l’irritation et de l’amertume dans son accent, mais je crus aussi y sentir de la pitié, et cela me mit en colère.

— Ne vous troublez pas à mon sujet, dis-je sèchement, il est possible que je me remarie à l’expiration du délai légal.

— Ah !… — il avait rougi jusqu’aux cheveux — c’est différent alors si c’est pour vos arrangements personnels…

Je haussai les épaules et je sortis de la pièce. Il m’avait paru, en y entrant, que je venais accomplir un acte très magnanime, mais pas du tout, M. de Montclet avait remis les choses au point, c’était pour moi que je voulais divorcer. Je n’y aurais jamais songé s’il ne s’était agi d’épouser l’homme que j’aimais.

On tient tellement aux belles attitudes prises vis-à-vis de soi-même que l’impossibilité de conserver celle-là me causa une véritable détresse.

Pendant les opérations de mon divorce — cela dura trois mois en tout — Édouard vint chaque jour me voir. Il était d’une bonté exquise, bien qu’il ne parvînt pas à accepter que les formalités judiciaires qui me rapprochaient de mon mari, me forçaient à m’en occuper, fussent pour moi des occasions de bouleversement. Il trouvait mon émotivité maladive et ridicule : j’étais de son avis, mais cela ne diminuait en rien mon angoisse, et le jour où mon avocat me télégraphia du palais que le divorce était prononcé, il me parut que quelque chose venait de mourir en moi que rien ne réveillerait plus.

On n’est qu’une fois épouse, quoi que l’on puisse penser, et de cette fois-là on reste marquée, quoi que l’on puisse faire.

M. de Montclet m’écrivit une lettre où je retrouvai sous une forme de gravité voulue, les câlineries où si longtemps mon cœur s’était pris. Il quittait la France sans doute pour n’y plus rentrer et allait rejoindre en Italie sa maîtresse, dont le divorce avait précédé le mien. Dès que j’eus l’idée que sans doute je ne le reverrais jamais, l’amertume des trahisons anciennes, la lourdeur morne des années désolées s’effacèrent de mon souvenir, je ne savais plus de ce disparu que le goût de ses baisers, sa beauté fière, son air de vie puissante et joyeuse, la grâce légère de son esprit, son charme pervertisseur… et j’avais des distractions pendant qu’Édouard, — ce cher bon Édouard — me parlait de son amour.