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14 janvier 1899.
LA VIE PARISIENNE

Il en parlait beaucoup, et même il en parlait bien. Je me donnais de la peine pour bien me rendre compte de lui à travers les mots qu’il disait. Au rapprochement de nos vies j’avais découvert plusieurs erreurs dans mon premier jugement. Il n’était pas timide ainsi que je pensais, mais un peu susceptible ; il était toujours, en face des gens, dans une certaine crainte de n’être pas jugé à sa réelle valeur, c’est ce qui lui donnait, aux débuts des relations, cet air emprunté que j’avais pris pour de la défiance de soi, et qui n’était que de la défiance d’autrui. Je m’étais aussi figuré que son physique ne le satisfaisait pas, qu’il en percevait les petits ridicules et en était gêné, mais cela non plus n’était pas exact. Je m’aperçus bientôt qu’il se trouvait une physionomie pittoresque, un regard fascinateur, une tournure originale, et que, s’il était volontiers pathétique, c’était un peu par instinct mais surtout parce qu’il jugeait cette attitude adéquate au type de « beau ténébreux » qu’il était persuadé d’avoir.

Édouard allait beaucoup dans le monde, bien qu’il y jouât un rôle effacé. Après mon divorce il y alla plus encore, « afin, disait-il, d’entretenir des relations que l’on est aise de trouver lorsqu’on en a besoin. » Il en aurait besoin, le pauvre, au moment où il faudrait faire accepter son mariage avec une femme divorcée… Cette idée m’était spécialement antipathique. On peut ne pas tenir au monde lorsque toutes les portes vous en sont grandes ouvertes, et souffrir de penser qu’il est de ces portes-là qui se fermeront devant vous…

Même lorsqu’il avait des invitations, Édouard passait toujours avec moi une heure après le dîner. Un soir il me dit :

— Je vais au bal costumé des Charmeilles, demain.

— Tiens ! je croyais que le costume était de rigueur et qu’on n’était pas admis même en habit de couleur.

— C’est bien ainsi, je me costumerai… Vous avez envie de savoir en quoi, je le vois… En palikare ! j’ai un très beau costume, qu’un ami m’a fait faire avec mes mesures, en Grèce ; il me va admirablement. Vous le verrez du reste, je viendrai avant le bal.

— En palikare ! répétai-je consternée. L’idée de voir M. de Chalamon en palikare me ravageait ! J’en rêvai la nuit ; au réveil, je m’en trouvai encore affolée. Quelle étrange, quelle improbable idée avait-il de se déguiser en palikare !…

Je fus tirée de mes méditations sur ce sujet, par une lettre que m’écrivait de Naples, M. de Montclet. Sa maîtresse était malade ; se trouvant très isolé, il songeait à moi, le seul ami qu’il se connût, et m’écrivait. L’effet de cette lettre fut vif, les vieilles plaies se redéchirèrent, cela se mit à saigner dans mon cœur. Je passai ma journée à écrire des réponses, à les brûler, à retourner des tiroirs pleins d’objets ridicules et commémoratifs, et à pleurer énergiquement. À dix heures du soir, j’avais les yeux gonflés, un violent mal de tête et une profonde misère de cœur. C’est dans cette disposition que je vis la porte s’ouvrir et Édouard de Chalamon m’apparaître en palikare. Il fit deux pas, puis s’arrêta, le poing gauche à la hanche, la main droite crispée au manche de l’un de ses nombreux poignards, et avec un sourire où vaguait la certitude d’être vraiment très bien, il dit :

— Bonsoir, Madame, comment trouvez-vous mon costume ?

Comment je le trouvais ! grands dieux !… Son jupon blanc, une fustanelle — au fond, ce palikare était un Albanais — relevait en bouffant sur son ventre, puis s’évasait autour de lui en lui donnant un aspect de sonnette ; ses pieds semblaient formidables dans le cuir vermillon de ses bottes — cet Albanais était peut-être seulement un Arabe égaré ; — son torse, dans son boléro soutaché, ressemblait à une courge, et son fez rouge — car décidément cet Arabe devait être un Turc — avait un aspect tellement inacceptable au-dessus de sa tête rentrée dans les épaules… Ah ! le pauvre Édouard !

Je restais dans le silence de la stupeur ; il vint à moi — et son jupon plissé avait à chaque pas une petite secousse drôle.

— Qu’est-il arrivé, vous êtes malade, vous avez pleuré ?

Oubliant son costume, il s’assit près de moi, sa jupe se souleva derrière lui en auréole. Je lui contai la lettre de M. de Montclet. Il m’écouta avec une extrême gravité qui — sans parti pris — n’allait pas bien avec le caractère hilarant que le palikare me communiquait de son personnage.

— Je trouve absolument inconvenant que M. de Montclet se permette de vous écrire et très étrange que vous en soyez tellement émue. Il y a d’ailleurs des choses que je voulais vous dire à ce sujet, la circonstance me paraît excellente pour nous en expliquer à fond.

Il me fut impossible de partager cette opinion : la circonstance de sa tenue de palikare n’était excellente pour rien.

Édouard s’était levé avec un grand bruit de calicot froissé et s’était adossé à la cheminée, ce qui eut pour résultat de faire bouffer en avant sa fustanelle et il eut la silhouette fâcheuse et chimérique d’un palikare hydropique. Il parlait avec une sombre énergie, rappelait les torts de mon mari, disait les droits de son amour. Il se tut enfin.

— Vous avez raison, lui répondis-je avec un peu d’énervement, mais je ne suis pas maîtresse de mon impressionnabilité… nous ferons mieux de parler d’autre chose.

— Non, il faut parler de cela au contraire. Je me considère comme irrévocablement lié à vous, et rien ne vous engage vis-à-vis de moi. Jamais vous ne m’avez formellement dit que vous m’aimez. Dites-le maintenant, Odile, j’ai besoin de prendre entière confiance en vous.

Quelle malheureuse inspiration il eut alors de se mettre à genoux ! Ses poignards s’accrochèrent dans mes dentelles, son jupon prit une forme indescriptible, et, entraîné par son gland trop lourd, son fez tomba comme un fruit mûr.

Je fus prise d’un terrible, d’un incoercible fou rire qui, malgré mes efforts, dura un temps anormal, et lorsqu’enfin il s’arrêta, je vis devant moi un palikare irrité, qui tourmentait ses armes d’une main agitée et de l’autre balançait mollement son fez, qu’il tenait par le gland.

— En vérité, Madame, je ne conçois pas ce qu’il y avait de comique dans mes paroles, dit-il d’un air pincé.

— Mais ce ne sont pas vos paroles — le rire me reprenait — mais c’est une si étrange idée de vous être habillé ainsi pour me faire cette scène…

— Je ne fais pas de scène… Je pensais que ma conduite envers vous méritait autre chose que cette offensante et peu convenable hilarité. J’ai fait de mon mieux pour vous appuyer dans des circonstances difficiles. Je vous offre ma vie, sans hésiter un instant devant la perspective des complications dont notre mariage va être pour moi l’occasion, trop heureux d’avoir, en vous épousant, un sacrifice mondain à vous faire. Il n’y a pas de quoi rire dans tout cela.

J’avais cessé de rire. Le palikare venait de dire le mot qu’il fallait éviter.

— Je suis de votre avis, fis-je en me levant, je suis tout à fait indigne que vous fassiez pour moi le moindre sacrifice et je ne saurais l’accepter. Restons-en là. J’ai trop d’orgueil pour pouvoir oublier jamais la parole que vous venez de prononcer.

Il s’affola. Certainement, il m’aimait, le pauvre garçon, et son agitation devait être touchante ; mais sa fustanelle, ses grands pieds dans ses grandes bottes, les gesticulations de ses petits bras courts !… Ah ! le pauvre palikare ! Il s’obstinait à me démontrer mes torts… j’avais ri de son amour…

— Mais regardez-vous ! lui criai-je à bout de patience. Est-il possible que vous ne sentiez pas à quel point vous êtes ridicule !

Il y eut un silence, pendant lequel il tapa sur sa jupe pour en apaiser le tumulte ; il avait les yeux fixés sur moi, mais sans nulle tendresse ; il n’était plus qu’indigné.

— Adieu, Madame, dit-il, tragique ; et avec un bruit de poignards heurtés et de calicot empesé, son fez toujours pendant au bout du gland trop lourd, balancé sévèrement par sa main nerveuse, Édouard le palikare sortit pour ne jamais revenir.

Les jours suivants, comme je m’étonnais d’avoir si peu de regrets de cette rupture, je me souvins qu’un qui s’y connaissait a dit : « Rien ne rafraîchit le sang comme le souvenir d’une sottise que l’on n’a point faite. »


Et, vraiment, je crois que j’ai eu raison de ne pas épouser ce palikare.

CLEG.

(À suivre.)