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21 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

— Oui ! Je crois bien ! C’est le comte Andrea Memni, le dernier descendant d’une des plus vieilles familles vénitiennes. Est-ce qu’il ressemble vraiment à César Borgia ? C’est un homme charmant. Je vous le présenterai si vous voulez, il pourrait vous être utile, il connaît toutes les pierres de Venise, et il s’entend à merveille en objets d’art…

— Oh, merci ! Je n’y tiens pas, répondis-je à peine poliment.

Non, cent fois non, je ne voulais pas me le faire présenter. Il ne manquerait pas de croire que j’étais éprise de lui, et Dieu sait qu’il ne m’intéressait même pas, vraiment pas du tout !

Le lendemain, à quatre heures, lorsque j’entrai dans l’immense galerie arrangée en atelier où miss Siddons recevait ses amis chaque vendredi, j’eus un frisson en apercevant l’homme roux dont l’étroite et longue silhouette baignait dans l’ombre, tandis que sa figure, touchée par un peu du jour mourant qui tombait de haut, émergeait du fond enténébré avec cette blancheur mystérieuse et fascinatrice qui épeure et retient devant les portraits anciens. Lorsque la gentille poétesse nous nomma l’un à l’autre je fus soudainement convaincue que la vie est un amusement exquis.

M. Memni partait admirablement le français, son très léger accent piquait ses paroles d’un peu d’excentricité très plaisante. Il avait tout de suite de l’esprit, et il écoutait avec une grâce dévotieusement admirative qui adoucissait sa coupante figure. Il me demanda si j’étais à Venise depuis quelques jours déjà, et où je demeurais, avec une si parfaite candeur que je crus qu’il ne me reconnaissait pas. J’étais outrée ! Ne pas être reconnue est toujours fort offensant, mais cela devient intolérable lorsque c’est par un homme qui vous a suivie pendant des heures, et duquel on s’est abandonnée à s’occuper vivement. Je laissai le personnage où il était et j’émigrai vers le piano à queue dont quelqu’un tracassait les touches.

— Oh ! Odile chérie, vous devriez nous chanter quelque chose, ce serait si adorable de la musique dans ce twilight ! dit Miss Siddons.

Le chant, c’est le seul moyen que j’aie jamais trouvé pour m’exprimer à moi-même d’une façon qui me satisfasse. Lorsque je chante, je sens parfois que ce que j’ai de secret et de meilleur dans l’âme sort de moi et se livre. C’est aussi mon moyen de détendre mes nerfs — or, je les avais fort tendus à ce moment. — Je tirai mes gants et je me mis au piano. La nuit était presque complète, il n’y avait plus de vivant dans la grande pièce que des rouges de velours et de petits angles de dorure aux boiseries, les figures s’effaçaient, et les froissements d’étoffes que faisaient les gestes avaient quelque chose de furtif, on eût aimé parler bas ou se taire longuement.

Je chantai un air des paysans de la Volga que j’avais noté l’été précédent en voyageant par là. Un chant onduleux, traînant, dont les cadences simples s’éteignaient en murmures, un chant pour la grande plaine, la plaine infinie, monotone, qui s’étend devant le rêve triste des travailleurs lassés et sans espoirs, un chant aussi pour ce crépuscule dans cette ville morte.

Lorsque la dernière note fut éteinte, il y eut un de ces beaux silences au fond desquels on devine l’émotion. Puis, brisant l’engourdissement, des gens s’approchèrent pour me féliciter. Une nouvelle visite arrivait, Miss Siddons tourna un commutateur, et d’un vaste lustre une trombe de lumière bondit dans la pièce, léchant de blanc les murs. M. Memni était debout tout contre le piano, il me regardait, sa pâle figure était plus pâle, ses narines sèches se crispaient, et ses yeux brûlaient. Lorsqu’on atteint leur fibre artiste, on obtient des gens de ce pays-là de vraiment bien belles expressions !

Il se rapprocha, il allait parler, mais quelqu’un s’interposa, et je n’eus de son émotion que ce magnifique et inoubliable regard.

Comme je me levais pour partir, il s’approcha de moi et dit :

— À quelle heure puis-je avoir, madame, quelque chance de vous trouver chez vous ?

— Je suis toujours rentrée à cinq heures, répondis-je, faute d’assez de présence d’esprit pour dire autre chose qui valût mieux.

Il courba devant moi son grand corps mince avec cet air sacerdotale gravité que prennent d’ailleurs tous ses compatriotes lorsqu’ils veulent témoigner aux femmes leur vénération.

Le lendemain, à cinq heures, il apparut. Tout de suite je m’aperçus qu’il avait l’âme tragique, et qu’il tenait à ce que je m’en aperçusse. Cela ne fut pas sans me donner de l’inquiétude. Il y avait si peu de raisons pour que ce monsieur que je ne connaissais pas eût ainsi des lueurs assassines dans les prunelles.

Ses premières paroles furent des louanges hyperboliques et sombres sur la manière dont j’avais chanté la veille.

— J’aurais voulu vous remercier, mais j’étais trop exalté. La musique a sur moi une telle action dans certaines circonstances ; hier, par exemple, la tristesse de cet air, votre admirable voix, la passion et la douleur que l’on devinait en vous… tout cela a ramené devant mes yeux ma jeunesse… la belle heure où j’entrais dans la vie avec de grands espoirs, des croyances de patriotisme, d’amour, d’art, et où tout ce qui était haut me semblait devoir être la conquête de mon ardeur et de ma pureté !…

Il s’interrompit. Sur les figures italiennes l’expression se renouvelle avec des déclanchements d’une incroyable rapidité ; il y avait sur la sienne lorsqu’il dit ces derniers mots, une amertume qui, en la vieillissant, la rendait douloureuse et mauvaise… Quel drôle de personnage !

Je dis bêtement.

— Vous êtes bien aimable.

Il se mit à arpenter la pièce avec une terrible agitation. Il parlait beaucoup et très vite, comme s’il eût voulu m’étourdir et s’étourdir. Je répondais par monosyllabes de toute insignifiance. Cette course qu’il accomplissait me prenait sur les nerfs. Ce fut pis encore lorsqu’après avoir essayé dans tous les sens le tapis du salon, il jugea définitivement que l’espace qui convenait à sa déambulation était celui laissé libre de meubles juste derrière le canapé où j’étais assise. De temps en temps il s’arrêtait tout contre moi, sa volubilité augmentait : Cimabue Giotto, Squarcione, Jacobello del Fior carambolaient dans son discours, il pleuvait des dates, il grêlait des citations. Je faisais l’effort de me tourner vers lui, par politesse, il reprenait immédiatement sa course, et comme si mon mouvement eût dérangé l’architecture de ses idées, il prononçait quelques paroles véritablement incohérentes. Impatientée, je finis par renoncer à le regarder, et cette absurde conversation dura jusqu’à un moment où, pour m’expliquer toutes les raisons que l’on a de croire que Giovanni Bellini était un enfant adultérin, sa voix prit un accent si extraordinairement rageur et féroce entre ses dents serrées, que je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir quelle figure il avait. Au même moment, il se penchait vers moi, ce qui fit que je trouvai plus près de la mienne que je n’eusse souhaité, cette figure dont j’étais curieuse. On y voyait la blancheur des dents dans un rictus mal rassurant, et deux yeux… ah quels yeux !… Il avait la main droite levée sur moi et, dans cette main, un acier qui s’armait d’un scintillement bref.

Il me courut du froid comme de l’eau sur tout le corps. Je me levai et, reculant dans la direction de la sonnette :

— Qu’avez-vous ? Que voulez-vous ? dis-je d’une voix de colère et de peur. Je m’aperçus que l’objet d’acier était une paire de ciseaux, mais je ne jugeai pas que ce fût là une raison pour me rassurer. M. Memni sourit, et probablement il y avait du mépris pour mon peu d’héroïsme dans ce sourire-là, — mais cela me fut très égal.

— Est-ce que vous croyez que je veux vous assassiner ? dit-il du bout des lèvres, très hautain et extrêmement décoratif.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je en indiquant les ciseaux.

— Des ciseaux, c’est facile à voir.

— Pourquoi faire.

— Pour couper une mèche de vos cheveux… J’ai pensé que si je vous la demandais vous la refuseriez, alors j’ai apporté des ciseaux… pour la prendre moi-même, voilà tout.

— Vous abusez étrangement de la facilité que, vous prenant pour un homme bien élevé, j’ai mise à vous recevoir !…

— Je vous aime…

Les femmes qui ne se sont pas entendu dire ces mots-là par un Italien ont encore bien des choses à apprendre. Dix minutes plus tard j’étais assise dans un fauteuil, Andréa Memni, à genoux, parlait et… j’écoutais.