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21 janvier 1899.
LA VIE PARISIENNE

dans ma pensée un conflit dont je m’énervais avec un plaisir infini. J’avais de grandes discussions intérieures qui me mettaient en une telle distraction qu’il m’arrivait parfois de m’arrêter tout au bord d’un canal au moment juste d’y tomber.

Je fus un jour tirée de l’un de ces engourdissements par un choc à l’épaule immédiatement suivi d’un « scusi ! » auquel probablement je n’avais aucun droit. J’entrevis à peine l’homme sur lequel mon hypnotique rêverie m’avait jetée, et je repris mes importantes confabulations… car enfin, qui discuterait que le chœur de San Giobbe et les deux petits autels de Saint-Marc soient les meilleurs morceaux de sculpture ornementale que l’on trouve à Venise… eh bien, ils ont été faits par des Florentins ! alors…

Mais l’envie de conclure en sévérités pour l’art vénitien me fit défaut, ce choc à l’épaule m’avait dérangée, ou bien il y avait dans mon voisinage quelqu’un à qui il allait falloir dire bonjour : je ne me sentais plus seule sur ce quai.

Il faisait « sirocco » ce jour-là. Le sirocco vénitien est un petit vent assez spécial, presque insensible, et qui donne alternativement envie d’injurier son prochain avec amertume et de l’embrasser sans mesure, un petit vent de velours tiède qui se roule autour du corps, abattant les énergies, conseillant les veuleries exquises aux membres et au cœur. Par le sirocco on tient particulièrement à être heureux, on ne peut se passer d’être aimé, on souhaite s’étendre, pleurer, dormir, mourir… J’adorais le sirocco, mais il me perturbait singulièrement ; et ce soir-là plus que de coutume. Il me donnait soif aussi, et j’allai m’installer devant le café Quadri pour prendre un gelato au citron.

J’étais à peine là, lorsque quelqu’un vint s’asseoir derrière moi, et si près que ma chaise fut heurtée, puis immédiatement le malaise vague déjà éprouvé quelques instants plus tôt se précisa. Je sentis que j’étais regardée fixement avec des yeux qui voulaient me faire retourner. En Italie, il suffit d’avoir l’air d’une étrangère pour exciter l’attention bienveillante de tous les hommes de douze à quatre-vingt-dix ans. Il était donc assez vraisemblable que j’eusse dans le dos un monsieur qui m’honorât d’une flatteuse investigation, et n’attendît que la plus mince occasion de me témoigner sa sympathie. La probabilité d’une telle contingence me retint de faire aucun mouvement pour vérifier l’exactitude de ma supposition, qui bientôt et sans nulle cause devint une certitude, alors ma raison de ne pas bouger devint autre. Il faisait sirocco — cela suffit à tout expliquer. — Ce regard que je sentais sur moi me jetait dans un trouble vif qui peu à peu s’augmenta en peur. Une peur dont l’absurdité même était délicieuse. Je me sentais être tout près d’un danger au fond duquel il y aurait eu un irritant délice. Les mouvements que je faisais pour manger ma glace me paraissaient pleins de périls — on a des impressions semblables tout enfant, lorsque l’on sent un spectre ou un voleur dans l’obscurité de la chambre et que l’on croit que le geste d’une main sur le drap du lit va précipiter sur soi la terrifiante apparition. — Autour de moi une menace tournait, j’en avais le cœur palpitant, et pour rien je n’aurais voulu m’en aller. Je regardais les arcs de la cathédrale, dont le sommet était sabré d’un grand coup de soleil couchant, puis les flâneurs nombreux, et j’éprouvais une joie à me dire que tous ces gens ne pouvaient pas se douter que dans mon immobilité je défiais avec un héroïsme effrayé un danger terrible et délicieux que j’avais là, juste dans le dos.

On a des amusements un peu toqués les jours de sirocco.

Cela dura longtemps ; ma glace était finie et payée. Au moment où, après avoir engouffré ma monnaie dans la poche de son sale pantalon noir, le garçon s’en allait, mon ennemi dit : « un altro gelato prego ». C’était bien une voix d’homme et même il me parut l’avoir déjà entendue. L’idée que ce personnage dont je m’épouvantais avec tant de plaisir m’était connu, m’indigna. Quel imbécile ! Sans doute on me l’avait présenté quelque part, et il faisait effort d’attirer mon attention pour le plaisir de parler avec quelqu’un ! Je le détestais terriblement, j’avais envie de m’en aller. Mais à Venise on passe son temps à n’avoir pas l’énergie d’accomplir les choses dont on a envie, et je restai là, fatiguée, énervée, à me redire que je serais bien mieux chez moi à lire, ou même à dormir.

Un frottement de chaise… On se levait ; effleurant ma jupe, on passait ; à deux pas de moi, on s’arrêtait. Bien entendu il ne fallait regarder par là sous aucun prétexte !… — Je regardai.

Il était grand, maigre, roux et blanc, la taille étroite, le profil aiguisé, ses yeux d’un noir âcre tranchaient durement dans la pâleur de sa face, il avait un retroussis de moustache insolent, une courte barbe en pointe… il était très bien et jamais on ne me l’avait présenté… Où donc l’avais-je vu alors ? Avec une petite secousse, la mémoire me revint : c’était contre lui que je m’étais heurtée une demi-heure plus tôt, sur le quai. Parfaitement ! Et je le regardais sans nulle retenue. Lui aussi me regardait de haut en bas, et ses yeux audacieux avaient un air de dire : « Soyez heureuse, je daigne vous trouver très bien. »

Il comptait probablement rester là jusqu’au lendemain, mais subitement envahie par un sentiment vif de ma dignité qui me donna un aspect des plus prétentieux, je me levai et je rentrai chez moi. Il m’escorta à distance, trouvant commode, je suppose, de savoir mon adresse.

Lorsque je sortis le matin suivant je le trouvai sur le pont qu’il me fallait traverser. Il s’effaça pour me faire la place plus grande et je reçus d’assez près le choc de ses yeux conquérants, dans lesquels il y avait un sourire de complicité. Pendant les deux heures que dura ma promenade il fut derrière moi, à une longueur d’ombrelle.

Ce monsieur roux commençait à m’agacer un brin, à la manière dont Venise m’agaçait — car en ne le trouvant pas à ma porte l’après-midi, je fus déçue. Je m’en allai au musée et tout de suite je tombai en arrêt devant le petit profil d’homme dont on a cru longtemps que c’était le portrait de César Borgia, puis celui du marquis de Pescaire, et qui, en résumé, avait surtout l’air d’être le portrait de mon monsieur roux. Je restai un temps considérable à examiner l’arête aiguë de cette froide et fine figure. Cela devait avoir été un homme abominable, vicieux, pervers, sans pitié, capable de tout, en somme ! J’énumérai le détail des choses contenues dans ce tout. Quelle belle liste de péchés capitaux cela faisait ! J’en avais les joues chaudes.

Après avoir sans succès tenté de m’intéresser aux curiosités du musée, j’y renonçai. Il y a des jours où l’on n’a de sensibilité que pour un seul tableau. Je revins au César Borgia.

Cette ressemblance était vraiment curieuse et bien inquiétante pour qui, comme moi, croit que la figure que l’on a c’est l’expression précise de l’âme que l’on a. Si le monsieur roux ressemblait à ce point à César Borgia, c’était donc que…

Un gardien découragé vint m’annoncer que l’heure de la fermeture était sonnée depuis dix minutes. Je me fis conduire à la Place. Il serait là, bien entendu, comme tous les Vénitiens à pareille heure. Eh bien non, il n’y était pas, ni sur le quai, que je remontai jusqu’au jardin public.

Je courais après lui, voilà un fait. C’était vif ! Je m’adressai quelques observations sur l’indécence de ma conduite, mais quelqu’un prit la parole en moi pour m’affirmer que j’avais le devoir d’encourager tout ce qui marquait une reprise de ma vie psychique. Ce quelqu’un-là eut tout le succès, jusqu’au moment où je rentrai éreintée d’avoir trop marché, et légèrement spleenique, parce que je n’avais pas aperçu César Borgia.

Chez moi il y avait une invitation du consul d’Autriche à retrouver sa femme le soir même au théâtre Goldoni, où Novelli commençait une série de représentations. Je réfléchis longuement pour choisir sans erreur celui de mes chapeaux qui allait le mieux, et, à huit heures et demie, j’entrai dans la loge du baron de Rausse.

J’avais bien deviné : César Borgia était dans la salle, mais il sembla ne pas même m’apercevoir. Mon chapeau fit long feu, si l’on peut risquer une métaphore à ce point audacieuse.

Le consul avait de l’esprit, et Novelli beaucoup de talent : pourtant je me serais solidement ennuyée si ma vitalité n’avait été surexcitée par un désir féroce de savoir le nom de mon infidèle admirateur. Jusqu’à la fin de la soirée, je remis de minute en minute la question palpitante. Enfin, au dernier entr’acte, comme le misérable causait à deux pas de notre loge, sans paraître se douter de ma présence, je me risquai à dire en étouffant un bâillement de suprême indifférence :

— Connaissez-vous ce personnage roux qui ressemble au César Borgia du musée Correr ?