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21 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

— Eh je dis, comme tout le monde sait à Venise, que le comte Memni touche un intérêt sur tout ce que vous achetez et qu’il est très dur. Je sais bien qu’il faut vivre, mais il a de mauvaises manières avec des gens de plus ancienne famille que lui, et ça, il ne faut pas. Si vous faisiez vos affaires vous-même, cela vous coûterait moins cher, voilà ce que je suis venu vous dire, parce que vous êtes si sympathique !…

J’étais sidérée. Quelle canaille que ce vieux portrait ! Je jetai d’un ton cinglant :

— Vous mentez ! M. Memni est incapable d’une vileté pareille.

— Ah ! il est fort aimable, c’est un bel homme, dit le portrait avec un sourire assez ignoble, je comprends qu’il vous plaise. Mais il ne faut pas vous mettre en colère. Je ne mens pas. Écoutez-moi. La semaine dernière, vous avez acheté une chape huit cents lires chez Richetti, le comte en a touché deux cents : puis, sur la Pieta en marbre que Gavagnin vous a vendue quatre mille, il a eu neuf cents lires ; sur la Madonna que vous avez payée quinze cents à un certain Zanobi aux Frari, il a eu la moitié, — c’était trop vraiment ! Mais tous ces gens-là sont des marchands ; moi, je suis un gentilhomme et je ne veux pas lui donner mille lires. Si vous voulez traiter l’affaire directement…

— Faites-moi le plaisir de sortir, dis-je en lui indiquant pour plus de commodité le chemin de la porte.

— Ah ! vous ne me croyez pas ! C’est mal ! fit le portrait d’ancêtre avec un air de profonde douleur. Mais tenez, j’ai apporté une lettre…

Il l’avait sortie de sa poche et me la tendait. Bien entendu à Paris j’aurais méprisé le procédé, mais à Venise… Je lus la lettre. Elle était de l’écriture qui chaque matin me disait des splendeurs amoureuses, et, en termes fort nets, elle stipulait sur un ton de menace la commission de mille francs.

— C’est parfait, dis-je avec le suprême sang-froid des suprêmes colères, M. Memni est un drôle, j’en conviens, mais vous en êtes un autre, car s’il vous avait demandé cinq cents francs au lieu de mille, il est à supposer que vous m’auriez privée de votre visite. Je vous ai déjà dit de sortir, ne me le faites pas répéter.

La figure pourpre, l’air furieux et vil, il fila en disant :

— Excusez… on m’avait bien dit que vous aimiez le comte Andrea, mais je ne savais pas que c’était autant… Excusez, excusez !

Ce jour-là, ma porte fut refusée à Andrea Memni et j’annonçai à Miss Siddons qu’une dépêche me rappelait à Paris. J’avais trop embrassé cet homme pour rester vingt-quatre heures de plus dans la ville qu’il habitait. Il revint cinq fois, écrivit. Je répondis en lui envoyant sous enveloppe un billet de mille francs avec ce mot sur ma carte : « Je serais désolée que mon départ vous fit perdre la commission de l’affaire Zen. »

À la gare, je le vis de mon compartiment, devant lequel il s’était arrêté à quelque distance. Il avait un visage détraqué de rage, de souffrance… Je le regardai avec toute la méchanceté que j’ai à l’âme ramassée dans mes yeux. Il avait tiré son portefeuille de sa poche, l’ouvrait, en sortait le billet de mille francs. Puis il craqua une allumette, enflamma le billet, dont il alluma son cigare ; il laissa brûler le papier bleu jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un petit morceau ; alors il éteignit le feu d’un souffle, reprit son portefeuille et avec soin y replaça le fragment du billet sur la mèche de mes cheveux, qu’il me laissa le temps de bien voir. Après cela, il salua et, avec un dernier coup de ses prunelles trop noires dans son masque livide, il partit. Dix pas plus loin, il se retourna et me montra la plus effrayante et aussi la plus admirable figure de haine, d’amour, de désespoir que, certes, je doive jamais voir. Le train s’ébranla, et ce fut tout…


Je l’ai revu une fois, à Paris, au théâtre. Il était caché dans l’obscurité d’une baignoire. Je sus qu’il était là en éprouvant une fois encore la délicieuse peur qui m’avait fait le pressentir sur la place vénitienne. À peine nos yeux se furent-ils rencontrés qu’il se leva et disparut. Et ce soir-là — un soir d’ennui lourd — j’ai compris qu’il valait mieux pour moi ne revoir jamais ce merveilleux cabotin…

Cabotin ?… qui sait, après tout ? Italien seulement peut-être…

CLEG.

(À suivre.)