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28 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]




Trente-deux ans.


J’ai rencontré Julien de Rancailles pendant plus de dix ans, sans faire la moindre attention à lui. J’avais de vagues relations avec sa femme, une grande grosse dame qui serait devenue à barbe, si elle n’était morte jeune d’un érésypèle. Le deuil retint quelque temps M. de Rancailles hors du monde, puis je recommençai à l’y voir et à échanger avec lui de rapides banalités, en un empressement, égal au sien, d’aller ailleurs, causer avec d’autres gens.

Un soir où nous dînions tous les deux chez un écrivain ami, il se mit à développer avec assez de verve une théorie d’après laquelle toutes les convulsions historiques et toutes les contradictions psychiques se trouvaient expliquées par la lutte de l’instinct herbivore et de l’instinct carnivore, lesquels influencent toute la destinée de l’individu isolé, puis, lorsque fixés en caractère spécifique chez ses descendants, la destinée des peuples. Il expliqua gaiement que l’idée du mal est de création herbivore et a été inspirée aux moutons par le tort que leur font les loups, pour lesquels le mal ne saurait exister, la satisfaction de l’instinct des forts étant parfaitement légitime. Comme il avait mis du pittoresque à soutenir cette thèse d’ailleurs peu nouvelle, je le regardai avec intérêt et je fus surprise de trouver qu’il était beau : très brun, avec une figure de dessin net et de proportions précises qui marquaient l’harmonie intellectuelle. Et comme je faisais cette remarque, je découvris que pourtant il avait la bouche résolument de travers, et tiraillée d’un tic fréquent, que sa barbe dissimulait si bien, que je ne l’avais jamais vu. De sorte qu’en même temps je fus frappée de la régularité équilibrée de son aspect et de ce tic nerveux. Encore une manifestation de la lutte des instincts, peut-être ?…

Après le dîner, comme il avait compris que son hypothèse m’intéressait, il apporta sa tasse de café dans mon voisinage et commença une causerie animée. J’étais en goût de répondre aux choses qu’il disait. Il resta là toute la soirée, et lorsque les vides nombreux dont s’était apaisé le salon me contraignirent à m’inquiéter de l’heure :

— Il faut, madame, me dit-il, que je vous fasse un aveu fort humiliant pour moi. Je vous ai, jusqu’à ce soir, toujours crue occupée seulement à être jolie. Je viens de mesurer la profondeur de ma sottise. Me pardonnerez-vous, et vous convient-il que nous fassions une vraie amitié ?

Et comme je souriais, il ajouta, parlant plus vite :

— Vous vous moquez de ma maladroite franchise ?…

— Pas du tout ! mais la rencontre est curieuse, car moi aussi je vous prenais pour un pur et simple mondain, et… comme vous, je me trompais.

Chacun de nous entra gaiement dans le détail de sa méprise : en nous quittant, nous étions très bons amis.

Le mois suivant — en janvier — je retrouvai M. de Rancailles au château de Laizeray, chez les Boncaurant. Il venait là pour la fin des chasses, moi pour un peu de solitude, car la maîtresse de cette bienveillante maison, très occupée de ses sculptures polychromes, de ses pauvres et de ses livres, laisse à ses hôtes une admirable indépendance, n’ayant pas, dit-elle, la vanité de croire qu’en lui faisant perdre son temps à leur tenir compagnie ils aient la moindre chance d’aug-

  1. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 dec. 1898, 7, 14 et 21 janvier 1899.