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19 novembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

— Viens près de moi, mon petit chat. T’es-tu bien amusée avec tes amis ? Henry a-t-il été gai ? Qu’est-ce qu’il a raconté ?

— Je ne sais pas… rien.

— As-tu pensé à lui demander des nouvelles de ses parents ; tu sais que les enfants bien élevés doivent toujours faire cela.

— … Oui, je lui ai demandé.

— Ah !… Eh bien que t’a-t-il répondu ? Sa maman n’est pas malade ? Son papa non plus ?

— Non… Je ne crois pas… Je ne me rappelle plus.

Un silence.

— Miss n’est pas là, reprit ma mère, tu vas t’ennuyer toute seule, pauvre chérie !

— Oh non ! Ça ne m’ennuie pas du tout que Miss ne soit pas là. Je vais lire l’Auberge de l’Ange Gardien, j’ai encore dix pages. Après il y a le Général Dourakine, seulement je ne l’ai pas, mais Henry l’a ; alors il a dit qu’il me l’apporterait demain.

Ma mère se souleva de sa chaise longue.

— Pourquoi attendre à demain ? dit-elle, tu n’as rien à faire, va toi-même chercher ton livre, et… tiens, j’y pense, tu te chargeras d’une commission pour moi.

Elle était debout près de la fenêtre, dont elle tira le rideau. La lumière éclaira la chambre et je vis que maman était toute blanche, avec des yeux rouges, comme j’en avais après mes crises de larmes, avant d’être fiancée à Henry.

— Écoute-moi bien, dit-elle, je vais te charger d’une chose difficile, mais tu es intelligente et je suis sûre que je peux compter sur toi… Je veux faire à ton père une surprise pour sa fête, la semaine prochaine… C’était quelque chose de très difficile à trouver… M. Hartmann a bien voulu prendre la peine de l’acheter pour moi. Il doit l’avoir, et je voudrais qu’il me l’envoyât avant le retour de ton père, qui sera ici pour le dîner, aujourd’hui. Naturellement, je ne veux pas que ton père sache que ce n’est pas moi qui ai acheté le cadeau… ça lui ferait moins plaisir… Par exemple, la poupée que t’a donnée Henry au jour de l’an, tu m’as dit que tu l’aimais bien mieux, parce que c’était lui qui l’avait choisie… eh bien, c’est la même chose !… Seulement, personne ne doit savoir que M. Hartmann a fait la commission, sans cela on le redit… tu comprends bien, personne, ni Henry, ni… même Mme Hartmann, c’est très important. Alors, voilà ce que tu vas faire. J’écris une lettre pour réclamer l’objet, et je te la donne. Tu vas chez Henry, puis, sans avoir l’air de rien, tu demandes à aller dans le cabinet de M. Hartmann pour voir les bonshommes qui t’amusent tant, dans la vitrine. Si M. Hartmann est là, tu envoies Henry te chercher quelque chose, et, aussitôt qu’il sera sorti, tu donnes la lettre à M. Hartmann, sans rien lui dire… Tu seras une bonne petite fille qui fait plaisir à sa mère, et, pour te récompenser de ta discrétion, je t’achèterai le beau collier de corail dont tu as envie. As-tu bien compris ?

— … Oui maman… mais si M. Hartmann est sorti ?

— Il ne sera pas sorti, répondit-elle d’un ton bref. Va mettre ton chapeau.

Mon inquiétude était dissipée, je gonflais de vanité, satisfaite à l’idée de la mission si compliquée, confiée à mon génie. Même je poussais l’audace jusqu’à me demander si, malgré toute son intelligence, Henry aurait été jugé digne d’une pareille ambassade.

Lorsque je revins pour prendre la lettre, ma mère m’embrassa si fort que je sentis au front la dureté de ses dents.

La joie et l’étonnement d’Henry en me voyant, se manifestèrent, la première par un « Chic alors ! » dit très énergiquement, le second, par un froncillement de toute sa figure.

— C’est curieux qu’on t’ait permis de venir tout de même, fit-il, parce que, pour sûr, nos mères se sont disputées. J’ai entendu maman dire à papa : « Mme d’Heilly ne remettra pas les pieds chez moi, arrangez-vous. » Papa, après ça, a dit : « Vous êtes folle » et puis d’autres choses encore où il y avait « soupçons injustifiés », et puis ils ont fermé la porte.

— Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire : soupçons injustifiés ? demandai-je ; — l’affaire ne s’éclaircissait pas pour moi.

Henry eut un singulier regard ; pendant un moment, il cessa d’avoir une figure d’enfant.

— Je ne sais pas, répondit-il à mi-voix, puis il ajouta : Maman a pleuré toute la nuit, je l’ai entendue à travers la porte.

Comme il paraissait n’avoir plus rien à dire, je demandai à aller regarder les bonshommes de la vitrine. Les choses se passèrent comme ma mère l’avait prévu. M. Hartmann était dans son cabinet ; à peine entrée, j’envoyai Henry chercher mon mouchoir oublié dans la salle d’études, et je remis la lettre exactement comme cela m’avait été ordonné.

M. Hartmann se leva violemment du fauteuil de cuir où il était étendu, il avait la figure toute blanche, comme maman, et ses yeux faisaient peur. Une grande envie de pleurer me prit ; pourquoi me regardait-il comme si j’avais fait quelque chose de très mal ?

— Vous savez, monsieur, dis-je, c’est pour le cadeau de papa.

Il me regarda encore plus étrangement.

— Ah oui, dit-il enfin, oui, je sais, — et il décacheta la lettre.

À cette minute même, deux portes s’ouvrirent, par l’une entrait Henry, par l’autre Mme Hartmann. M. Hartmann n’était plus pâle, mais au contraire très rouge. Mme Hartmann me regarda, puis son mari, et avec une rapidité incroyable elle lui arracha la lettre de maman. Il voulut la reprendre, et lui tordit le poignet, elle cria, Henry se jeta entre eux comme un fou et délivra sa mère ; il avait la bouche toute tirée et un air malheureux, si malheureux : M. Hartmann, lui, paraissait avoir peur. Mme Hartmann, qui respirait très vite, se tourna vers moi.

— Retournez chez vous, me dit-elle d’une voix rude, dites à votre mère que sa lettre est arrivée à son adresse, et faites-lui mes compliments sur les besognes auxquelles elle vous emploie… n’oubliez pas, hein ?

— Viens, Odile, me dit Henry à l’oreille, et il m’entraîna hors de la chambre. Je sanglotais, il y avait dans tout cela, que je ne comprenais pas, quelque chose que je devinais épouvantable.

Henry m’arracha des explications qu’il écouta avec cette même figure misérable et cette bouche tirée en bas qui lui donnaient l’air de ne plus être un enfant.

— Il faut retourner chez toi, me dit-il, et ne parler de tout cela à personne qu’à ta mère. Ne pleure pas, ce n’est pas ta faute… et embrassons-nous bien, car j’ai idée que nous ne nous embrasserons plus.

Il me disait de ne pas pleurer, et comme il pleurait, lui !

Ma mère était couchée lorsque je revins à la maison ; je ne la vis qu’une minute après le dîner ; mon père était là, elle ne me parla de rien.

Au milieu de la nuit, je me réveillai en sursaut d’un cauchemar atroce. Une forme sombre était penchée sur mon lit.

— N’aie pas peur, c’est moi — je reconnus la voix de maman. — Raconte-moi ce qui s’est passé là-bas, dit-elle encore.

Je tâchai de raconter, mes mots s’embrouillaient dans le trouble du sommeil ; elle m’écoutait sans parler ; son corps appuyé à mon lit tremblait si fort que j’en étais secouée. À la fin de mon histoire, je me mis à sangloter : « Oh ! maman, est-ce que c’est vrai que je ne reverrai plus Henry ? »

Elle appuya sa main sur ma figure, une main si lourde et si chaude, puis, sans dire une parole, elle disparut dans l’obscurité comme un fantôme.

Le lendemain, mon père dit en se mettant à table :

— Je viens de chez les Hartmann, ils sont partis pour le Midi. Est-il arrivé quelque chose ? Ils ne disaient rien de cela la dernière fois que je les ai vus ?

Mme Hartmann était un peu souffrante ces temps derniers, dit ma mère d’une voix tranquille.

Elle me regardait, et, sous ce regard, les cris et les sanglots dont ma gorge était pleine s’étranglaient, s’étouffaient, et son calme me domptait, me broyait, tuait en moi l’inconscience, la foi, — l’enfance.

Quelques jours après, Henry me renvoyait notre engagement et m’écrivait pour me rendre ma parole et me permettre d’épouser qui je voudrais. Je ne l’ai jamais revu, mais j’ai gardé le souvenir de notre dernier baiser, — pauvre baiser d’enfants sacrifiés. Le goût des autres larmes n’a pas effacé sur mes lèvres l’amertume des larmes de ce baiser-là.


CLEG.

(À suivre.)