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26 novembre 1898.
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LA VIE PARISIENNE

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]



II


Ce vieux monsieur était étonnant ! Autour de son crâne, comme accrochées avec des anneaux, pendillaient de maigres boucles teintes en noir bleu, comme sa moustache, taillée de façon à laisser voir sa bouche. Une bouche pareille… j’allais dire qu’on en voit peu, mais, au contraire, on en voit beaucoup, à d’autres vieux messieurs, qui, eux aussi, sont étonnants. — Il avait le nez courbe, épais du bout, pâle, et troué comme une peau d’orange. Il s’habillait de pantalons clairs, de vestons courts, de chapeaux étroits et de cravates… oh ! ses cravates !… — Il se nommait le marquis Santalilia, parlait français avec un accent vraiment injurieux d’être à ce point italien, et à tous les doigts, même au pouce, il portait des bagues, qu’il fallait regarder, malgré ses mains. C’étaient, comme sa bouche et ses cravates, des choses bien particulières que les mains du vieux monsieur. La peau en était si détendue, qu’à la voir flotter comme elle faisait on ne pouvait se tenir de croire qu’il l’ôtât, rentré chez lui, comme on ôte un gant, en le tirant par le bout des doigts.

Le vieux monsieur habitait toute l’année une villa voisine de Trouville. Pendant la saison il descendait chaque jour vers la plage, se faisait présenter, par des gens qu’il connaissait à peine, à des gens qu’il ne connaissait pas, et les invitait à dîner. Il opéra ainsi avec ma mère.

On m’avait ordonné l’air salé cette année-là, après une fièvre muqueuse au cours de laquelle j’avais soudainement grandi au point d’avoir à quatorze ans toute la longueur que je devais atteindre, ce qui n’est pas peu dire.

Nous étions à Trouville depuis trois jours à peine lorsque le vieux monsieur pénétra dans notre existence. Tout de suite ma mère le trouva charmant, parce qu’il fit semblant de croire qu’elle se moquait de lui en disant que j’étais sa fille. Pensez donc, une si jeune femme ! une si grande fille !… Cette galanterie, où il pesa longuement, me parut fade et plate, je conçus un vaste mépris pour le vieux monsieur et je refusai d’assister à son premier dîner. Mon antipathie n’empêcha pas qu’il devînt intime dans la maison ; ma mère avait une façon de l’appeler « mon cher marquis » dont je m’exaspérais. À vrai dire, tout ce qu’elle faisait avait le même résultat. Nous étions trop différentes. Après la mort de mon père elle avait essayé, sans y réussir, de briser par la violence ma naturelle combativité. Ensuite, elle m’avait mise au couvent. Là j’avais, sans attendre, formulé aux religieuses l’intense dégoût que m’inspirait la saleté à laquelle leurs élèves étaient astreintes comme à un pieux devoir, et, avec une certaine éloquence effective, j’avais prêché la révolte. Enfermée pour ce fait, j’étais, au milieu d’une récréation, descendue dans la cour, le long des draps de mon lit solidement attachés. Le lendemain on me rendait à ma mère, qui, en me retrouvant, s’abandonnait à une bien belle colère. Quand elle fut hors d’haleine je dis avec calme :

  1. Voir le numéro du 19 novembre 1898.