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28 janvier 1899.
LA VIE PARISIENNE

toute ma vie, vous pouvez me demander n’importe quoi, je suis prêt à l’exécuter !

— Eh bien, je vous demande de vous en aller… Je dîne en ville et il faut que je m’habille.

— Mon dévouement pour vous est tel que je me sens capable de faire même cela. Pourtant, s’il vous était commode que je vous attendisse pour vous mener à votre dîner, je vous supplie de me le dire sans façons. Je suis très patient, j’ai tout mon temps, et, pour être franc, je ne serais pas fâché de vous voir décolletée… Il paraît que vous avez un dos dont la formule est perdue depuis le temps où Tintoret en dessinait de semblables, un dos unique avec un grain de beauté également unique sur l’omoplate gauche.

— … C’est encore Candaule ?

— Précisément, et pour cette fois je crois qu’il ne s’est pas trompé… Il y a aussi vos chevilles dont je suis très curieux…

— Bon, mais allez-vous-en.

— Si vous avez l’espoir de ne pas me revoir demain, je vous engage à le perdre immédiatement. Bonsoir, madame… Quel imbécile que ce Rancailles !

J’étais d’assez mauvaise humeur après le départ de ce fumiste. Sous la forme absurde qu’il donnait à ses accusations, il y avait, solide et plus absurde encore : la vérité. Rancailles m’avait totalement persuadée de sa faculté de trouver des trésors, et avec lui j’en avais aperçu en moi-même un bon nombre qui soudainement me devinrent suspects. Pour favoriser la manie de cet acheteur de faux Vélasquez, je m’étais depuis trois mois accoutumée à raffiner sur tout, à me guinder à des hauteurs sentimentales auxquelles je n’avais nulle tendance sincère. Je sentis que j’avais joué un personnage ridicule et j’en voulus furieusement à celui qui m’avait inspiré ces vaines comédies. — Ce n’est jamais bien agréable de constater son propre ridicule… Et puis comme c’était gai de penser que, si je l’épousais, il irait raconter tous mes grains de beauté à ce blagueur aux yeux gris !… Il était gentil le blagueur aux yeux gris…

Il resta très longtemps avec moi le lendemain et me raconta une série d’anecdotes où se voyait Rancailles : exploité par une femme vénale, un mari averti et un amant de bas étage, Rancailles prenant pour une vierge infiniment pure une jeune personne qui, par distraction, accouchait dans un escalier ; Rancailles mettant dans ses meubles une fille de trottoir qu’il croyait une grande dame divorcée ; Rancailles trompé par sa femme ; Rancailles grotesque enfin par delà les bornes du possible.

Le blagueur aux yeux gris racontait drôlement, et je ne pouvais m’empêcher de rire un peu. Chaque jour il avançait, et lestement, dans la voie de la familiarité. À la fin de la première semaine je tentai de le mettre à la porte, car il avait essayé de m’embrasser. Il fit des excuses, resta ; il recommença le lendemain. Je me mis sincèrement en colère pendant cinq minutes, après il fallut encore rire, mais je le traitai un peu moins bien qu’avant, ce qui parut l’indigner.

Enfin une lettre m’apprit le retour de Rancailles ; il m’annonçait sa visite pour le lendemain. J’avertis M. d’Imbert.

— Comme je serai content de le revoir ! s’écria-t-il avec un méchant petit regard.

— Ce ne sera pas ici ! Au moins je l’espère.

— Et pourquoi non ? C’est lui qui a tenu à m’introduire chez vous, l’animal ! Il m’y retrouvera !

Et comme il avait dit, il vint, mais une demi-heure avant le moment où j’attendais l’autre. J’étais énervée. Il fallait élucider la situation entre Rancailles et moi, lui expliquer que décidément je ne voulais pas l’épouser. Mais quelle raison soudainement aperçue lui donner ?… Dire la vérité ?… Peu facile. Infaisable même. Tout cela m’incitait à l’agressivité et je reçus très mal M. d’Imbert. Lui aussi semblait avoir les nerfs outre tendus et, au bout de trois paroles, nous nous disputions.

À un moment il se leva, vint à moi avec une menace dans ses yeux, qui avaient cessé d’être moqueurs.

— Ne me mettez pas hors de moi, dit-il rudement, tâchez de comprendre que ce jeu devient sérieux.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Êtes-vous malade ? répondis-je de très haut.

Il m’empoigna par les bras.

— Vous ne sentez pas que j’ai perdu mon sang-froid, que je vous aime !… Ne prenez pas ces airs-là, c’est inutile ; je vous aime, entendez-vous… oui, oui, je t’aime et je te veux !…

Malgré l’énergie de mon effort et la sincère fureur où me mettait la brutalité de l’agression, je ne pus cette fois éviter son baiser, un baiser où il y avait plus de dents que de lèvres… Il me broyait les bras… Comme c’était ridicule et odieux, toute cette scène !… Comme je le détestais bien ! Enfin il se décida à me lâcher un peu ; une concentration de toute ma volonté dans les muscles de mes bras me dégagea de lui et — naturellement, comment cela aurait-il pu se passer autrement ? — j’aperçus, planté entre deux portières, Rancailles, qui nous regardait, accompagnant l’expression d’ahurissement vif de sa figure, d’un tiquage de la bouche auquel on ne pouvait ne pas s’intéresser, tant il était rapide, net, précis, comme un travail de mécanique bien fabriquée.

Le valet de pied avait la manie — heureuse dans la circonstance — de mener les gens jusqu’à l’entrée du second salon, et de les abandonner à eux-mêmes pour le traverser et entrer dans la petite pièce où je me tiens à l’ordinaire.

Debout, rouge, les cheveux desserrés, bien, bien en colère, je me préparais à expliquer… je ne savais pas quoi vraiment… Est-ce que je lui en devais, des explications, en résumé ?… N’était-ce pas de sa faute si cette grotesque aventure m’arrivait ?… Non, je n’expliquerais rien… Ils pouvaient bien se débrouiller ensemble… s’ils pouvaient !

— Madame… commença Rancailles d’une voix souterraine.

Cela dérangeait son tic, l’effort de parler, cela le faisait remonter jusque dans l’œil d’une manière vraiment inquiétante. M. d’Imbert l’interrompit sèchement.

— Pas de scène, n’est-ce pas ! Madame n’a rien à voir dans tout ceci, malheureusement ; je l’ai embrassée malgré elle, je ne te permets pas d’en douter… Je regrette assez d’être contraint d’en convenir, mais telle quelle, la circonstance m’est bonne pour te dire que je renonce à jouer le rôle du monsieur qui regarde tes bonheurs. Et si tu n’es pas content, tu sais où on me trouve.

Il vira sur ses talons et, s’adressant à moi sur un ton presque sérieux :

— Je vous prie, Madame, de me pardonner l’inconvenance dont je suis coupable envers vous. Mon excuse, c’est que je vous aime ; voulez-vous me faire l’honneur d’être ma femme… Je comprends… vous trouvez l’heure mal choisie pour une telle prière… Je reviendrai demain. Si votre porte m’est refusée, je comprendrai que vous souhaitez ne pas me revoir…

— Je ne vous retiens pas, répondis-je assez durement.

Il me semblait que tout ceci passait les bornes de la plaisanterie supportable, et il m’excédait totalement.

Il n’insista pas, salua très bas et sortit de l’air de quelqu’un qui finit une visite quelconque dans les formes habituelles.

— Enfin, que signifie tout cela ? s’écria Rancailles lorsqu’il fut hors du salon.

— Vous rappelez-vous l’histoire du roi Caudaule ?

— Oh ! je vous en prie, Madame, ne plaisantons pas sur des choses aussi sérieuses !

— Si, plaisantons au contraire. Il ne nous reste que cela à faire. M. d’Imbert vous a dit la vérité en affirmant qu’il m’avait embrassée pour son agrément et non pour le mien ; mais il n’a pas eu le temps de vous dire que vous vous êtes trompé sur mon compte et sur le sien en nous prêtant des âmes sublimes, car je vous avoue que j’ai pris quelque plaisir à l’entendre se moquer de vous.

— Il se moque de moi !…

— Oui, fort joliment. Il ne vous pardonne pas, ni moi non plus, de le prendre pour confident de vos admirations de mes omoplates, de mes grains de beauté, de mes chevilles et des splendeurs de mon intelligence. Je vous demandais si vous vous souveniez de l’aventure du roi Candaule, je vois que non, je vais vous la redire. C’était un homme qui, ne pouvant garder pour soi le plaisir d’avoir une belle femme, eut l’imprudence de la montrer nue à son meilleur ami. L’histoire dit que la femme fut très irritée, l’ami très amoureux et qu’il arriva malheur au monarque indiscret… Le roi Candaule, mon bon ami, était un serin… Voilà ce que j’avais à vous expliquer. Maintenant que c’est fait, vous non plus, je ne vous retiens pas.

— Adieu ! dit Rancailles, et, tiquant éperdument, il sortit de la pièce.

Il s’est remarié l’année dernière avec une très jolie femme, et M. d’Imbert est le plus intime ami du ménage.


(À suivre.)

CLEG.