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28 janvier 1899.
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LA VIE PARISIENNE

et qui a passé vingt-cinq ans de sa vie à s’ignorer si complètement, que, de très bonne foi, il se croyait de niveau avec la vie qu’il mène. Une vie stupide de sports et de femmes faciles. C’est l’âme la plus rare, d’une délicatesse hautaine, d’une chevalerie parfaite, tout cela sous des façons d’ironie et de blague qui ressemblent aux vôtres. Même maintenant que je l’ai découvert et révélé à lui-même, il a encore, lorsque je lui explique les beaux mouvements intérieurs que je devine en lui, des railleries, des airs de ne pas comprendre… Vous verrez quel être intéressant, car je veux vous le présenter. Je lui ai parlé de vous et il a un désir fou de vous connaître.

— Amenez-le quand vous voudrez.

— Demain alors, car après-demain matin, je pars pour la Normandie, où il me faudra passer trois semaines. J’ai à mettre en ordre une foule de choses dans ma terre, et je veux être débarrassé de tout souci, parfaitement libre le jour où vous me direz que vous consentez à être ma femme.

Évidemment, il ne s’agitait pas de l’idée que ce jour pouvait ne venir jamais.

La visite du lendemain fut agréable et très gaie. M. d’Imbert — ainsi se nommait l’ami prodige — était spirituel, blagueur, d’une grâce hardie que de bonnes façons rendaient séduisante. C’était un petit blond, très chic, avec des yeux gris dont la moquerie ne s’apaisait jamais. Il fut comique sur tous les sujets, et m’entraîna vers des ironies violentes dont je m’amusai. Rancailles nous regardait, la face épanouie d’extase. Lorsque c’était moi qui parlais, il se tournait vers M. d’Imbert avec la visible crainte que mon esprit fût quelque chose de trop prodigieux pour qu’on le supportât sans danger pour sa vie. Quand c’était au tour de M. d’Imbert, c’était moi qu’il regardait en triomphe, et dans sa grande exaltation de la prodigieuse joie qu’il nous donnait l’un à l’autre en nous ouvrant les voies par lui découvertes vers nos mérites occultes, il s’énervait et le tic de sa bouche était devenu ennuyeux à voir.

En partant il me fit des adieux dont le ton était nouveau. Il avait un accent étalé de propriétaire vaniteux. Il tenait probablement à donner l’impression d’une entente complète entre nous. Et pendant que, sous la blague des yeux gris de l’ami phénomène, il me baisait très longuement la main, je me dis qu’il allait peut-être vite en ses arrangements.

Après les dernières paroles cordiales échangées, tenant encore le bout de mes doigts dans sa main droite, il frappa sur l’épaule de M. d’Imbert en disant :

— Allons, il faut s’en aller !

Celui-là aussi lui appartenait « comme la perle à celui qui la découvre » et une image bouffonne me traversant l’esprit, me le montra entre nous deux, comme entre sa canne et son parapluie, laissant l’une à la maison, emportant l’autre « à cause du temps » mais libre de faire le contraire puisque les deux objets étaient à lui !

Le lendemain à cinq heures j’eus la surprise de voir entrer M. d’Imbert.

— C’est un peu tôt, je sais bien, dit-il en riant, mais nous avons à peine le temps avant le retour de Rancailles.

— Le temps de quoi ? fis-je en pinçant une bouche correcte.

— Mais de deviner nos secrets précieux !

— Il faut quelquefois très peu d’instants pour s’apercevoir que l’on n’a pas de secrets précieux.

— Ah ! par exemple ! Rancailles m’a affirmé que vous étiez sublime, c’est donc que vous l’êtes ! Hier, il vous a plu de montrer votre esprit pour me dérouter, mais je ne me laisse pas prendre aux apparences !… Ayez, Madame, l’obligeance d’être sublime sans plus tarder. Je suis venu tout exprès.

— Commencez ! je m’y mettrai tout de suite après vous !

— Est-ce qu’il vous a dit que j’étais sublime, fit M. d’Imbert avec une drolatique inquiétude, et mystérieux aussi peut-être ? Oui ! Me voilà bien ! Comment faire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Si nous y renoncions.

— Ce serait pratique.

— Parfait, mais il faut nous expliquer. Vous n’êtes pas sans avoir aperçu que ce bon Rancailles est atteint de manie aiguë. Oh ! une manie que bien des gens trouvent inoffensive, et qui consiste à croire que, depuis ses cravates jusqu’à ses maîtresses, tout ce qu’il possède est unique et qu’il était seul d’une perspicacité assez aiguë pour en découvrir les beautés cachées.

Depuis dix ans, il me fait assister à l’intimité de sa vie, et je suis le confident des affolements où le jettent ses trouvailles ; il tient même absolument à ce que je partage ses états d’âme à leur sujet. Je suis sûr qu’il vous a parlé de son Vélasquez, acheté dans un garni espagnol. Oui ? Eh bien, c’est une copie, ce tableau unique ! Et sa paix, la fameuse paix de Martin V ! Un surmoulage bien patiné ! Il y a son Alde aussi, avec les notes et la reliure du temps ! Le tout savamment confectionné chez Ongania il n’y a pas bien longtemps… Et ses histoires d’amour… des surmoulages comme la paix de Martin V ! Ce que je lui ai connu de maîtresses dont l’honnêteté était unique, et le mérite secret ! Et ses amis, tous des gens dont lui seul avait deviné le génie occulte…

— Et dont les trahisons ne le déçoivent pas, à ce qu’il semble, si j’en juge d’après vous.

— Moi, je l’aime beaucoup ! Mais songez à l’horreur de la vie à laquelle il me condamne ! Je suis son admirateur breveté de merveilles en toc… C’est abominable ! Savez-vous que cet homme infernal a la tournure d’esprit du fâcheux roi Candaule ? Lorsqu’il a trouvé quelque chose, objet d’art ou cœur de femme, il faut qu’il me le montre, qu’il me le fasse toucher, qu’il se donne un mal de chien pour m’en inspirer le désir…

— Et cela réussit, j’en suis certaine, même quand c’est du toc… Vous avez dû tirer quelques petits bénéfices de votre métier d’admirateur.

— Oui, j’avoue que cela m’est arrivé, riposta M. d’Imbert avec un regard qui me donna la conviction d’avoir lu en lui plus avant que jamais n’avait pu faire le pauvre Rancailles.

— Ce n’est pas exceptionnellement joli, le rôle que vous jouez ici… Je me demande si vous en avez conscience ? fis-je d’un air sérieux.

— Ce n’est pas très laid non plus. Et d’ailleurs, c’est de la légitime défense. Jusqu’ici Rancailles s’est satisfait avec de faux Vélasquez qui n’ont guère troublé mon repos. Mais cette fois il en a trouvé un vrai, et il va me contraindre à en admirer avec lui tous les détails, en me laissant après cela retourner aux chromos qui décorent ma vie… Vous comprenez que ça ne peut plus marcher ! Je me rebiffe…

— Refusez-vous à regarder, si cela vous gêne tant !

— Pour me brouiller avec lui ! Merci bien, je préfère que ce soit vous qui vous brouillez.

— Quelle absurdité ! cela ne vous rapporterait rien. D’ailleurs, si je l’épousais, il est à supposer qu’il deviendrait discret sur mes perfections.

— Vous oubliez qu’il est veuf d’une femme qui était bien la plus quelconque de toutes, et je me souviens, moi, des descriptions d’elle qu’il m’a fallu subir… Jugez ce que ce serait avec vous…

— Comment prenait-elle ces façons, la pauvre Mme de Rancailles ?

— Oh ! terriblement bien !

— Comme vous dites cela !… Est-ce qu’elle aurait essayé de vous prouver les perfections dont son mari lui faisait honneur auprès de vous ?

— Oui… mais j’ai fui lâchement.

— Joseph !… C’est drôle comme Rancailles et sa famille évoquent l’histoire ancienne.

— Ne m’en parlez pas ! Figurez-vous qu’il s’est presque fâché lorsque j’ai espacé nos relations, dans le but louable de respecter son honneur… Il est très rare que les gens vous pardonnent de ne pas les faire…

— Mais enfin, interrompis-je sèchement, où voulez-vous en venir ?

— À vous faire comprendre que vous êtes trop belle et de trop d’esprit pour que je supporte de vous voir épouser Rancailles… Il m’est impossible d’envisager de sang-froid un avenir où il n’y aurait pour moi d’autre occupation que d’être initié au détail de toutes ses satisfactions… À quoi pensez-vous avec cette expression-là ?

— Au tic nerveux qu’il a dans la bouche, et dont je cherchais l’explication.

— Vous l’avez ! C’est le signe du candaulisme !… Dites que vous ne l’épouserez pas ?…

— Je n’en sais rien… mais d’ailleurs je ne lui ai rien promis, vous savez.

— Ah ! je respire ! comme on dit dans les pièces de Scribe. Vous me rendez là un fier service. Je suis votre obligé pour