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11 février 1899.
LA VIE PARISIENNE

science délicate et vierge, d’une inconscience de criminel, amis jusqu’aux dévouements déréglés, amants fervents et faux, cordes tendues à casser et que chaque souffle d’air qui passe fait crier : fléchissants devant l’acte, héroïquement résolus dans l’idée, pensant une chose, vivant le contraire, logiques dans l’illogisme, ce sont des hommes… comme George Sand en était un… Des artistes enfin.

Combien on les aime ! quand on les aime.

Armand Frébault a l’apparence analogue à son âme. Il est petit, grêle, sans force musculaire, d’une énorme force nerveuse. Ce pâlot dont on voit trop bien les veines bleues sous sa peau de fillette, est capable, sans migraine, de passer trois ou quatre nuits d’insomnie, pourvu qu’il s’amuse : il est toujours las, jamais épuisé, les surmenages de travail ou d’amour n’augmentent pas la cerclure de ses yeux. Il a la sorte de tempérament pour qui la pestilence des grands centres est un tonique et l’air vif des villégiatures où l’on s’ennuie un poison. Il est malade d’une tristesse, guéri par une joie. Sa vie physique est totalement dominée et disciplinée par sa vie psychique, ses émotions le régissent, le mènent… et le détruiront.

Il a la tête un peu forte pour son corps fragile, le crâne énorme, augmenté encore par la masse de sa chevelure tournée sur le front en deux grosses mèches dont l’épaisseur semble sculptée en plein dans la résistance du bronze ; le nez, osseux, est sec comme celui des races orientales, sa bouche hésite à sourire, hésite à parler, s’attriste au repos et semble préparer une perpétuelle prière qu’il ne fera jamais. Le front court, dur et blanc, fait songer à une petite plaque de marbre résistant aux pointes de fer des idées, mais qui conservera éternellement celles qui une fois auront su la graver. Puis sous l’entêtement lumineux de ce front, c’est la flottante expression des yeux « noyés de doute ; » ses jolis yeux pâles, tendres, très écartés, où nagent ses passions incertaines, ses désirs multiformes, son angoisse et sa passion de vivre…

Ah ! c’est un être délicieux, qu’il faut aimer… et comme je l’aime !

Le soir où nous nous sommes rejoints j’étais déguisée en paon blanc, lui en pie. C’était à un dîner de bêtes chez la marquise de Jailly. Il faisait fou dans la maison, comme à l’ordinaire.

Adèle de Jailly, née honnêtement, mais simplement Adèle Simmer — Simmer et Janglou, les milliardaires banquiers protestants — épousée pour sa dot géante, s’est ennuyée vingt ans dans la société dont elle se sentait ne pas être. Elle a vertueusement râlé de désespoir et de spleen sous l’œil sévère de sa belle-mère, la marquise douairière, — celle-là même à qui j’ai entendu dire : » Les Larochefoucauld ? Qui est-ce qui les connaissait avant le xie siècle ? » Elle aussi qui, un soir où Adèle avait devant elle parlé de la mort, l’interrompit, un peu de rouge aux pommettes, la bouche pincée comme par le souci de défendre sa personnalité contre le manque de tenue d’une inférieure, puis, sa belle-fille éloignée un moment, se tourna vers moi, et à mi-voix :

— Adèle a vraiment d’étranges et choquants sujets de conversation. Comme on voit bien qu’elle n’est pas du monde !

Adèle partageait cette façon de voir, elle ne se sentait pas du tout « du monde » et dès qu’elle eut enterré son auguste belle-mère, elle lui montra à ce monde récalcitrant, une marquise de Jailly d’un nouveau modèle. Le marquis avait la tête faible et une maladie d’entrailles qui occupait sa volonté et ne développait pas son esprit naturel. Ses deux fils entrés au Borda, M. de Jailly pourvu d’un excellent médecin, Adèle émancipa bruyamment sa quarantaine, et du haut de son honnêteté inattaquée et de sa laideur bonne enfant, elle proclama sa liberté et s’adjugea le droit de mener enfin une vie « drôle ». Ainsi fit-elle.

Les duchesses convulsées rencontrèrent à sa table des chanteuses de café-concert ; on ne vit plus qu’elle dans les coulisses de théâtre, dans les ateliers de peintres, dans les music-halls baroques. Elle parla un argot sans choix, mesure ni précision, s’occupa avec une grande chaleur de cœur des chagrins d’amour d’une foule de cabotins et donna des fêtes absurdes.

J’allais souvent chez elle, comme tout le monde, pour m’amuser. Mais je diffère de tout le monde en ne décriant pas cette toquée si excellente et si brave femme. Je lui sais gré d’avoir eu le courage de mettre ses goûts en actions.

Armand Frébault venait de publier un livre dont les audaces faisaient un gros bruit. Mme de Jailly avait tenu à connaître un homme dont les « honnêtes femmes » se défendaient de lire les œuvres, et elle raffolait de lui. Elle le traitait alternativement en petit garçon gentil et en grand homme, l’écrasant de ses louanges irraisonnées de grosse dame pléthorique, enthousiaste et hurluberlue. Armand me plut d’abord par l’habileté qu’il mettait à se dépêtrer des exagérations laudatives de la bonne Adèle. Il avait su trouver une façon de lui répondre, ironique et affectueuse, qui témoignait de sa reconnaissance et, aussi, qu’il mesurait exactement la valeur de cet affolement de mondaine tombée par hasard en littérature.

Notre sympathie mutuelle fut rapide et franche, l’amitié des hommes me plaît entre toutes choses lorsqu’elle est sans équivoque.

Dans cette soirée de bêtes, Armand m’apparut tout de suite triste, non seulement de la tristesse chronique des gens qui, par métier, cultivent leurs facultés de douleur pour faire des livres avec ce qu’elles produisent, mais comme quelqu’un qui a un chagrin présent et positif.

Je ne me trompais pas. À sa quatrième visite, qui eut lieu juste quinze jours après que nous avions causé entre paonne et pie, il parla sur l’amour avec un tel emportement douloureux que je risquai une question, immédiatement suivie de confidences.

Il raconta qu’il avait une maîtresse, bizarre fille, à demi éduquée, une de ces pauvres créatures qui commencent par les diplômes pour finir dans la noce vulgaire dont on vit mieux que du travail incertain. Détraquée par les affreuses hygiènes des enfances miséreuses, pervertie de curiosités aiguisées sous la culture rudimentaire et mal dirigée, intelligente, intellectualisée par le vice, elle torturait le pauvre garçon d’infidélités honteuses et incompréhensibles ; il était lié à elle par une de ces passions de peau qui, battues et forgées d’habitude deviennent imbrisables, et dont, même si on trouve le courage de les briser, il reste toujours comme des éclats dans la chair traumatisée.

Il jugeait son cas avec lucidité, son dégoût de se sentir vilement asservi égalait sa conviction de ne pouvoir jamais se libérer. Il le constatait avec un air de froideur et des mots chauds de souffrance et de sensualité.

L’habitude fut vite prise par lui de me tenir au courant des incidents de sa montée au Calvaire. Lorsqu’il ne pouvait me voir il m’écrivait. J’ai gardé ses lettres, où on croit entendre un battement d’artères crevées giclant leur sang en gros jet convulsif. Toujours, après les affreux cris de désespoir, l’abandon romantique, surgit le mot précis qui juge et classe, et l’on sent que la sincérité de cette torture deviendra livre un jour ou l’autre.

Que de fois, à mon réveil, j’ai reçu un de ces bleus dont ses poches étaient toujours pleines, et qu’il écrivait en pleine nuit, sous les becs de gaz, pendant qu’il battait le pavé pour surprendre sa maîtresse en quelque nouvelle trahison. Il criait vers moi dans sa solitude ; vraiment c’étaient de beaux cris !

Naturellement j’évitais de lui donner le moindre conseil. C’est chose tellement ridicule de dire : si j’étais vous j’agirais ainsi. On agit comme on a senti, et que savons-nous de ce que sentent les autres ? Du reste, ce que souhaitait le cher garçon, ce n’était pas être conseillé, mais écouté. J’écoutais, de toute mon âme.

Il rompit sa liaison un jour où il avait vu un peu trop précisément et de trop près que ses jalousies ne le décevaient pas. Mais il savait l’avenir et me le pronostiqua.

— S’il lui plaît de revenir elle me reprendra, car la vie sans elle m’est intolérable, plus que son infidélité, plus que mes humiliations — et me regardant avec une curiosité soudaine : comme vous devez me mépriser, vous si pure et si forte !

Non, Dieu non ! je ne le méprisais pas, le pauvre enfant ! Et je le lui dis vivement, avec un visage empourpré. Cela me gênait, comme aurait pu faire un mensonge volontaire, qu’il se trompât ainsi sur moi. Non je ne suis ni pure ni forte, hélas ! Je me suis mariée dans l’affolement d’une passion toute physique, j’ai eu un amant par sotte exaltation ; par faiblesse de cœur solitaire j’ai failli en avoir d’autres ; j’avais un bel idéal, je n’en ai rien su faire ; j’ai été comme les autres le jouet des circonstances, de mes nerfs, de mes détresses,