Page:Bulteau - Les Histoires amoureuses d Odile.pdf/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
11 février 1899.
73
LA VIE PARISIENNE

j’ai vécu l’heure, sans héroïsme, sans même de grandes fiertés, j’ai fait ce que j’ai pu, et ce n’était guère. Non je ne suis ni pure ni forte, car les récits de l’impur et violent, amour d’Armand me troublaient, j’accueillais de fumeuses et malsaines rêveries, ma faim de bonheur toujours leurrée avait des réveils sauvages, et je m’énervais à respirer les miasmes de cette passion, en religieuse qui lit un mauvais livre.

J’aurais voulu faire comprendre à Armand qu’il me jugeait mal en me jugeant trop bien, mais nous avions tellement pris l’habitude de ne parler que de lui que je ne trouvai pas l’heure d’être franche.

Ce qu’il avait prévu arriva, la femme revint en un jour de dèche ou de perversité, et ils se reprirent à vivre ensemble parmi d’incessantes et féroces scènes. Pour tenter de l’avoir bien à lui, il l’emporta en Sicile, et pendant trois grands mois je ne le vis plus.

Ma vie fut toute vidée par son absence. À être privée, de ses tumultueuses aventures, je m’anémiais à la manière des alcooliques sevrés d’alcool. Il avait promis d’écrire, mais il n’écrivait pas. Sans doute il était heureux et n’avait plus besoin de moi. Mon amitié s’endolorit de cette ingratitude, et je me fis le serment de ne plus livrer tout de moi-même à l’égoïsme d’autrui.

C’est à ce moment que je reçus une lettre de mon mari, dont je n’avais pas entendu parler depuis plus de six ans. Sa maîtresse — mais non, il l’avait épousée, c’est sa femme qu’il faut dire — était morte dans un accident de chemin de fer, il rentrait en France, où il comptait vivre désormais. Il était, disait-il, découragé, vieilli, fini, il demandait si, le temps ayant fait entre nous son œuvre d’apaisement, je ne consentirais pas à le recevoir, comme un vaincu, avide de consolation et d’amitié. Il disait une foule de choses qui achevèrent de m’irriter les nerfs et me firent sentir plus douloureusement la défection d’Armand — les places à souffrance sont voisines dans notre cœur. — Naturellement, je répondis à M. de Montclet que nous n’avions rien à nous dire et que je ne le recevrais pas. Il écrivit encore, encore je répondis, pourquoi ? — Ah ! je n’en sais rien vraiment ! Parce qu’il « fallait ». — Il mit des cartes presque chaque jour chez moi, je l’aperçus traversant — par hasard — ma rue lorsque ma voiture sortait. — C’était vrai qu’il avait vieilli, et toute sa belle joie de vivre, qu’en avait-il fait ? J’eus pitié de lui, mais je persistai dans ma résolution de ne pas le recevoir. Être compromise par l’homme avec lequel on a divorcé, c’eût été trop bête, n’est-ce pas ! Il continuerait d’écrire et… mais ce n’est pas M. de Montclet que je veux raconter, c’est Armand Frébault !

Un soir, le cher enfant entra tout d’un coup dans mon salon, et avant de manifester mon étonnement il me fallut m’écrier :

— Dieu, que vous avez l’air malade !

Ma rancune était évaporée, mon cœur sautait de joie et se crispait d’angoisse à lui trouver cette effrayante pâleur, mais la joie était la plus forte.

— Je suis fatigué, me dit-il, je suis revenu de là-bas sans m’arrêter. J’avais trop besoin de vous voir. Quand on a goûté la souffrance auprès de vous, on ne peut plus tolérer de souffrir loin de vous… Oui, je vois que vous avez déjà tout compris… Je reviens seul… Elle m’a quitté ! Elle est allée faire le tour du monde avec un Américain dypsomane. Cette fois c’est bien fini ! Oh ! pas parce que j’ai reconquis ma dignité !… Dieu non ! Mais c’est elle qui en avait assez, définitivement assez. Ça ne l’amusait plus de regarder mes tortures… Alors à quoi étais-je bon ? J’ai même perdu la faculté de la colère. Je suis tombé à l’apathie, à l’abrutissement. J’ai assisté à tout sans révolte… Je vous le dis, je n’étais plus drôle. Je ne la reverrai jamais sans doute… Ah ! comme je suis las !…

Toute la tendresse déposée en moi par ses douleurs bouillonna. Il avait l’air si disloqué ! sa voix était toute cassée, ses yeux mêmes semblaient pâlis. Je vins m’asseoir auprès de lui et, sans parler, je pris sa main. Lorsque je voulus l’abandonner il contracta ses doigts et, me regardant profondément :

— La bonté est une chose si divine… dit-il.

Nous étions ainsi, silencieux depuis assez longtemps, lorsque sa respiration s’embarrassa. Il eut un tressaillement de la bouche, un tic nerveux lui déforma le visage et, avec un spasme de la gorge, il éclata en rudes et rauques sanglots.

Les larmes ont sur moi un effet d’immédiate contagion. Et puis, à voir ainsi cet homme qui gardait toujours son calme, je perdais la tête. Il me paraissait devenu un petit enfant, un pauvre petit enfant. Ma pitié exaspérée devint une impulsion toute physique, un besoin de le prendre, de le bercer…

Il avait abandonné ma main pour se serrer les tempes à pleines paumes… Il semble toujours qu’en touchant les gens en souffrance, on doive leur communiquer un peu de sa propre énergie — c’est vrai peut-être, d’ailleurs. — Je posai les doigts sur l’épaule d’Armand. Il sursauta et découvrit sa figure, ridicule et émouvante, puis, avec un gémissement, il se jeta sur moi, entourant ma taille de ses bras raidis, et sa tête roula sur ma poitrine, qu’elle battait de ses sanglots pendant qu’il mordait les dentelles de mon corsage.

Les êtres qui perdent rarement leur sang-froid le perdent plus complètement que les autres, quand par hasard ils s’abandonnent.

J’étais trop pénétrée par son émotion pour me choquer, au contraire ce mouvement de faiblesse éperdue me fit plaisir. Je sentais que j’avais le pouvoir de l’apaiser et je lui mis un bras aux épaules en l’appuyant sur mon cœur comme un bébé malade.

Ses sanglots se calmèrent, son souffle se régularisa, il se reprenait. Mais il ne bougeait pas. J’étais tombée en une rêverie. Le souvenir d’autres têtes qui elles aussi étaient venues attendre l’accalmie contre ma poitrine, revenait, et je songeais combien avaient été inutiles mes efforts de faire du bien, et que rien ne restait… Sans doute c’est une joie que se rappeler que l’on a bercé son enfant dans la tiédeur de son sein, mais les autres… tous les autres… et je me sentais reprise par le regret de n’avoir pas eu un être à moi, un être de moi à qui offrir l’oreiller de ma tendresse. J’aurais pu avoir un fils, un grand gamin, presque un homme déjà qui aurait trouvé doux d’être ainsi dans mes bras, et dont j’aurais ainsi senti la vie chaude pénétrer en moi, se mêler à la mienne avec une douceur infinie…

Combien de temps avait duré toute cette affaire, je l’ignore ; je n’ai jamais eu une crise de distraction d’une semblable profondeur. Je m’en réveillai très lucide, frappée par cette idée que nous ne pouvions pas rester davantage dans cette attitude. Je fis un mouvement d’épaule avertisseur d’un prochain changement de geste. Armand releva la tête, me regarda, puis se mit à m’embrasser sur toute la figure, au hasard, maladroitement, très vite, comme si depuis longtemps cela eût dû être fait et qu’il voulût accomplir sans perdre une minute un devoir différé.

Je pris ses mains nouées à ma taille, et, cambrée, je les desserrai, puis me levant je dis avec toute la simplicité dont j’étais capable :

— Êtes-vous mieux, mon cher enfant ?

J’étais moi tout étourdie et absurdement émue. Pourquoi ? Cela ne signifiait rien ces baisers… qu’allais-je imaginer !… Je me fabriquai un sourire très bon et qui me parut devoir être une quintessence de maternité.

Il me regardait attentivement et comme avec surprise, mais ce n’était probablement pas moi qui le préoccupais, il avait cette expression tendue du malade dont la chair attend et pressent la morsure d’acier du bistouri, et qui concentre sa force pour recevoir la sensation qui va venir.

J’étais gênée, embarrassée de moi-même, ne sachant pas si je devais rester debout, m’asseoir, ou sonner pour le thé — suprême ressource dans les situations qui deviennent difficiles aux environs de cinq heures du soir.

Je pris ce dernier parti, et ce fut un grand soulagement.

Il y eut des entrées et des sorties du valet de pied, des gestes à faire autour de la bouilloire ; lorsque j’offris une tasse à Armand j’étais de sang-froid parfait.

Lui aussi s’était reconquis, et commença de me parler de la Sicile avec un air calme, et comme s’il venait d’y faire un voyage d’artiste tout simplement.

En partant il demanda la permission de revenir le lendemain à la même heure.

Et le lendemain il ne fut pas une fois question de la perfide demoiselle qui courait autour du monde. Il analysa avec beaucoup de verve le plan d’un livre qu’il allait écrire, il me mit au courant de l’organisation de vie qu’il comptait adopter. C’était peu compliqué : huit heures de travail, un peu de sommeil, le reste c’était du temps passé avec moi. J’acceptai l’arrangement. Il but son thé d’un air allègre. Tout allait à