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un voyage

sens devant derrière, et tous les trois immobiles me fixent férocement. Le jour qui s’attarde dans la hauteur les éclaire bien, leurs yeux brillent de méchanceté. Nous ne remuons pas, eux et moi, nous nous examinons. Ce qu’ils pensent, je le devine. Comme moi ils ont perdu le sens de l’actuel. Ils ne vivent pas la minute où, de libres mangeurs de cadavres, ils sont devenus prisonniers des treillages infranchissables, mais celle où, possédant tout l’espace, ils guettaient la proie. Je suis cette proie. Je bouge encore ? dans une minute peut-être, je ne bougerai plus. Ils attendent, horriblement… Et tout à coup, près de moi, sous mes pieds, contre mon épaule, sorti de terre, venu je ne sais d’où, un rugissement énorme éclate, déchire le silence. Cri d’inquiétude, de désir, cri formidable du lion qui, avec les ténèbres, sent venir l’heure de la chasse et de l’aventure : terrifiant appel au désert ! Il recommence, d’autres voix lui ripostent, rauques, brèves. Et dans cette nuit qui monte le nostalgique dialogue des grandes bêtes invisibles fait circuler une épouvante. Elles se taisent un moment ; alors un autre cri s’élève. Frêle, suraigu, liquide, il occupe tout le ciel : un cri d’oiseau. Mais les oiseaux de nos climats sont tous endormis, celui qui perce la nuit de son chant, est né bien loin d’ici. Sa voix prodigieuse emplit l’obscurité humide de visions ardentes : soleil implacable, couleurs, fortes comme le feu, fleurs aux parfums épais, dressées dans la chaleur qui enivre et qui tue. L’oiseau file une longue note, une autre plus courte, d’autres