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« J’ai droit à ta confiance, mon enfant, car j’ai eu mes afflictions dans mon temps, et pourtant je puis dire comme toi : Je n’avais rien fait de mal, cospetto ! »

Et le docteur s’assit résolument, en appuyant un bras sur un des supports des ceps, de manière à toucher l’épaule du captif, pendant que ses yeux erraient sur le beau paysage qui se déroulait tout autour.

« Cospetto ! ma prison, si l’on m’avait attrapé, n’aurait pas eu une vue aussi belle que la tienne ; mais, qu’importe ! il n’y a ni laides amours ni belles prisons. »

En achevant cette maxime, dite en italien, Riccabocca se retourna vers le prisonnier et l’engagea de nouveau avec douceur à lui faire ses confidences. Quand on est dans la peine, un ami, qu’il vienne sous les traits d’un papiste ou même d’un sorcier, n’en est pas moins un ami. La répulsion que Lenny avait éprouvée pour l’étranger s’évanouit, et il lui conta sa lamentable histoire.

Le docteur Riccahocca était trop fin pour ne pas comprendre bien vite les motifs qui avaient poussé M. Stirn à incarcérer son employé (mettant de côté le motif de jalousie que le récit de Lenny ne pouvait faire soupçonner). Qu’un haut fonctionnaire fît un bouc-émissaire de son chien de garde pour un coup de dent maladroit ou pour un aboiement indiscret, ce n’était pas là un fait de nature à surprendre l’homme expérimenté qui avait approfondi Machiavel. Cependant il reprit sa tâche de consolateur avec la même philosophie et la même douceur. Il commença par rappeler ou plutôt par raconter à Lenny tous les exemples qui lui revenaient à la mémoire d’hommes illustres accablés par l’injustice de leurs semblables. Il lui raconta que le grand Épictète, étant esclave, avait un maître qui se faisait un jeu de lui pincer la jambe, et comment ce jeu avait fini par lui faire perdre ce membre, ce qui était, ma foi, bien pis que les ceps. Il lui raconta aussi l’histoire du brave amiral Byng, dont l’exécution donna lieu au mot célèbre de Voltaire : En Angleterre on tue un amiral pour encourager les autres. Son érudition lui fit retrouver dans l’histoire mille autres faits encore plus en rapport avec la situation de Lenny. Mais, s’apercevant que l’enfant n’éprouvait pas la moindre consolation au récit de ces mémorables exemples, il changea ses batteries, et, réduisant sa logique à un strict argumentum ad rem, il commença à prouver 1o qu’il n’y avait aucun déshonneur dans la position de Lenny ; que les gens équitables reconnaîtraient facilement l’injustice de M. Stirn et l’innocence de sa victime ; 2o que si l’on se trompait, car l’opinion publique n’est pas toujours infaillible…

« Qu’est-ce que l’opinion publique, après tout ? Un souffle, un rien, s’écria le docteur Riccabocca ; une chose sans consistance qui n’a ni longueur ni largeur ; une ombre, un fantôme de notre imagination. La conscience de l’homme est son seul juge, et il ne doit pas plus craindre l’opinion publique, ce vain fantôme, qu’il ne doit redouter la rencontre d’un revenant quand il traverse le soir un cimetière. »