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nombreuse compagnie à dîner et, en lançant sa bourse en l’air, il déclara qu’il resterait à sa pièce tant qu’il y aurait des boulets dans le parc. Jusque-là, il n’y avait eu qu’une très-petite différence politique entre le candidat appuyé par lord Lansmere et ses adversaires ; car, à cette époque, les gentlemen provinciaux avaient à peu près tous la même manière de voir ; ce n’était qu’un débat de clocher ; il s’agissait de savoir si les prétentions de la maison de Lansmere l’emporteraient sur celles des deux antiques familles de squires qui jusque-là s’étaient seules présentées pour combattre la candidature des Lansmere, Mais quoique le capitaine Dashmore fût réellement un homme très-loyal et beaucoup trop vieux pour s’imaginer que le vaisseau de l’État, comme on dit, admettrait Jack sur le gaillard d’arrière, il faut convenir que dans ses attaques contre les lords et l’aristocratie, dans ses discours, remplis des épithètes les plus énergiques qu’il puisait dans un vocabulaire peu délicat, sa colère l’emportait plus loin que sa volonté, il se grisait, pour ainsi dire, de sa propre éloquence. Il était aussi innocent de jacobinisme qu’incapable de mettre le feu à la Tamise, et cependant, à l’entendre parler, vous l’auriez pris pour le boute-feu le plus déterminé qui eût jamais enflammé réunion électorale ; peu habitué à respecter ses adversaires, il n’aurait pas traité le comte de Lansmere avec moins de cérémonie, se fût-il agi d’un Français. Il désignait ordinairement ce respectable lord, qui était encore dans la vigueur de l’âge, par le sobriquet de Vieux boursouflé. L’élection, comme je l’ai dit plus haut, était donc devenue une affaire personnelle pour lord Lansmere. Il semblait que sa couronne de comte même fût en jeu. L’homme de Baker-street, avec son audace surnaturelle, lui apparaissait comme un être de sinistre augure, qu’on devait envisager moins avec colère qu’avec un sentiment de terreur superstitieuse : il éprouva les mêmes sentiments que l’illustre Montézuma, lorsque l’aventurier Cortez, avec une poignée de vauriens espagnols, vint prendre sa capitale à son nez et à sa barbe, au milieu de ses splendeurs mexicaines. C’était outrager le ciel que d’être insolent à ce point ; aussi lord Lansmere disait-il d’un ton de voix lamentable : « C’en est fait de la constitution si l’homme de Baker-street triomphe à Lansmere. »

Néanmoins l’élection, pendant l’absence d’Audley Egerton, prenait mauvaise tournure, et le capitaine Dashmore gagnait du terrain d’heure en heure, lorsqu’un avocat de Lansmere suggéra l’idée de substituer quelque personnage notable au candidat absent. Le squire d’Hazeldean, ainsi que sa jeune femme, avait été invité par le comte en l’honneur de la représentation d’Audley ; l’avocat croyait que le squire était le seul homme qui pût entrer en lice avec le capitaine de vaisseau : le squire avec sa belle voix et sa physionomie pleine de hardiesse, le squire qui pouvait, si mistress Hazeldean voulait bien se prêter à la circonstance, embrasser toutes les femmes d’aussi bon cœur que faisait le capitaine ; le squire qui était, en outre, grand, beau et jeune, trois titres importants dans une élection où les embrassades jouaient un aussi grand rôle. Certes, pour briguer