Page:Burckhardt - La civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Tome 2.djvu/53

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rapport des idées, ne trouve pas qu’elles abondent chez eux. Ce sont des artistes d’un genre à part, qui écrivent pour un peuple éminemment artiste.

Après la disparition graduelle de la poésie chevaleresque, les cycles de légendes du moyen âge avaient continué de vivre, soit sous la forme de récits et de recueils rimés, soit comme romans en prose. C’est sous cette dernière forme qu’ils parurent en Italie pendant le quatorzième siècle; mais les souvenirs de l’antiquité ressuscitée ne tardèrent pas à prendre une place immense et à reléguer dans l’ombre toutes les fictions du moyen âge. Boccace, par exemple, dans sa Visione amorosa, nomme bien parmi les héros qu’il enferme dans son palais enchanté un Tristan, un Artus, un Galeotto, etc., mais il passe rapidement sur eux, comme s’il les reniait (voir plus haut, t. I. p. 186) ; quant aux écrivains postérieurs de tout genre, ou bien ils ne les nomment plus du tout, ou bien ils ne les citent que pour s’en moquer. Le peuple toutefois garda leur souvenir, et c’est de ses mains que les poëtes du quinzième siècle les reçurent. Ceux-ci purent concevoir et traiter leur sujet d’une manière neuve et indépendante ; ils firent plus encore : ils y ajoutèrent leurs propres inventions et enrichirent de fictions sans nombre le fonds qui leur avait été transmis. Il est une chose cependant qu’on ne peut leur demander, c’est de traiter avec un saint respect les traditions dont ils ont hérité. Toute l’Europe moderne peut leur envier la gloire d’avoir su continuer à intéresser l’Italie à un monde imaginaire, mais elle doit reconnaître aussi qu’ils n’auraient pu, sans hypocrisie, prendre au sérieux toutes ces fictions[1].

  1. Puici dans sa malice imagine pour son histoire du géant Margutte une tradition antique et solennelle. (Morcante, canto XIX.