Page:Burckhardt - La civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Tome 2.djvu/55

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sière en lui opposant Margutte, ce monstre absurde et néanmoins remarquable au suprême degré. Mais Pulci n’attache aucune importance particulière à ces deux caractères qu’il dessine d’une main rude et vigoureuse, et il poursuit son étrange histoire même lorsqu’ils ont depuis longtemps disparu de la scène. Bojardo, lui aussi, domine ses figures ; entre ses mains elles deviennent sérieuses ou comiques, selon les caprices de son imagination ; ils’égaye même aux dépens des êtres surnaturels, et quelquefois il leur prête à dessein une sottise insigne[1]. Mais il y a un côté artistique qu’il prend au sérieux aussi bien que Pulci : c’est la description vivante, et l’on serait tenté de dire exacte au point de vue technique, de tous les faits qu’il raconte. — Dès qu’il avait terminé un chant de son poëme, Pulci le récitait devant la société de Laurent le Magnifique ; de même Bojardo débitait ses strophes devant la cour d’Hercule de Ferrare ; dès lors, il est facile de deviner ce qu’on appréciait le plus dans ces œuvres ; il est clair qu’à soigner la peinture des caractères le poëte aurait perdu son temps. Naturellement dans de parelles conditions les poëmes eux-mêmes ne forment pas un tout régulier ; ils pourraient avoir la moitié ou le double de leur longueur effective ; ils sont composés non pas comme un grand tableau d’histoire, mais comme une frise ou comme un magnifique cordon de grappes de fruits, autour duquel voltigent et se jouent les figures les plus capricieuses. On ne demande et l’on ne tolère dans les figures et dans les rinceaux d’une frise ni formes individuelles, ni perspectives profondes, ni plans multiples ; pourquoi s’attendrait-on à les trouver dans ces poëmes ?

  1. L’Orlando inamorato, imprimé pour la première fois en 1496.