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lieu de cela, il procède tout à fait comme les artistes plastiques de son époque, et il devient immortel en s’éloignant de l’originalité telle que nous la concevons, en reproduisant une série de figures connues, même en répétant, selon les besoins de son œuvre, des détails qui ont déjà passé sous nos yeux. On peut obtenir encore de grands effets poétiques en s’y prenant ainsi ; mais c’est ce que des critiques dépourvus du sentiment de l’art auront peine à comprendre, malgré toute la science et tout l’esprit du monde. Le but de l’Arioste, c’est de montrer dans tout son éclat le « fait vivant », l’action succédant à l’action. Pour qu’il puisse l’atteindre, il faut qu’il soit dispensé non-seulement de l’étude approfondie des caractères, mais encore de l’obligation d’enchaîner étroitement les histoires qu’il raconte. Il faut qu’il puisse renouer, quand il lui plaît, des fils oubliés ou perdus ; il faut que ses figures apparaissent et disparaissent, non parce que leur nature propre exige qu’il en soit ainsi, mais parce que l’allure du poëme le veut. Sans doute, en ayant l’air de suivre une marche irrationnelle et toute capricieuse, il atteint à une beauté complètement régulière. Jamais il ne se perd dans les descriptions, il ne s’attarde à peindre les hommes et les choses qu’autant que le permettent l’harmonie de l’ensemble et la progression constante des faits ; il se perd encore moins dans la conversation et dans les monologues[1], et est toujours attentif à maintenir le noble privilège de la véritable épopée, qui consiste à tout traduire en faits vivants. Chez lui ie pathétique ne se trouve jamais dans les mots[2],

  1. Les discours intercalés dans le texte ne sont encore que des récits.
  2. Ce que Pulci s’était bien permis. Morgante, canto XIX, str. 20 ss.