Page:Bussy Rabutin - Histoire amoureuse des Gaules, t. 3, éd. Boiteau, 1858.djvu/93

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de cette lettre, et ne savoit si elle y devoit répondre ou non ; à la fin, elle se détermina de ne point faire de réponse, et même d’éviter la rencontre du messager, ce qu’elle fit en se rendant auprès de ses compagnes, où elle fut jusqu’à son départ ; après quoi elle fut se promener seule auprès d’un petit bois joignant la maison, où elle ne fut pas plus tôt que la démangeaison de revoir cette lettre la reprit. D’abord elle se fit un peu de violence pour martyriser sa passion ; mais la curiosité annexée au sexe l’emporta : elle lut et relut la lettre. D’abord il lui sembloit que ce n’étoit que divertissement, et que cent lettres n’auroient pas d’empire sur son cœur ; après elle se plaisoit à la lire et trouvoit un certain charme qui attachoit ses yeux comme par violence, et enfin elle commença d’y faire réflexion ; elle la lut avec beaucoup d’attention et la trouvoit charmante. « Quoi ! disoit-elle, un marquis amoureux de moi, mais amoureux passionné, qui m’offre son cœur et ses biens, et je le dédaignerois ! Non, je commence de voir ma faute, je veux l’aimer ; il me fera grande dame, et, au lieu que je suis ici servante des autres, j’en aurai qui me serviront ; je relèverai par-là l’obscurité de ma naissance. Mais, disoit-elle en se reprenant elle-même, tu connois qui tu es, et s’il t’aime ce n’est que pour ravir ce que tu as de plus cher au monde, après quoi il ne voudra pas te regarder ; alors tu seras abandonnée et sans appui. Non, ne l’aimons point, et conservons notre honneur. »

Flottant ainsi entre ces deux passions, elle laissa tomber sa lettre et l’oublia sans s’en apercevoir.