Page:Byron - Œuvres complètes, trad. Laroche, III.djvu/15

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être de la tienne pour la libre gloire de Guillaume Tell ; mais quel que soit ton mal, il faut l’endurer, et ces regimbements sont inutiles.

Manf. Ne l’enduré-je pas ? — Regarde-moi, — je vis.

Le chass. C’est un état convulsif, ce n’est pas la vie de la santé.

Manf. Je te dis, homme, que j’ai vécu bien des années, et de longues années ; mais elles ne sont rien maintenant, comparées à celles qui me restent à vivre : des siècles, — des siècles, — l’espace et l’éternité, — et le sentiment de l’existence avec une soif ardente de la mort, soif jamais étanchée !

Le chass. Mais c’est à peine si ton front porte l’empreinte de l’âge mur ; je suis de beaucoup ton aîné.

Manf. Penses-tu donc que c’est du temps que dépend l’existence ? Cela peut être ; mais nos actions, voilà nos époques : les miennes ont rendu mes nuits et mes jours impérissables, illimités, uniformes, comme les grains de sable sur le rivage ; innombrables atomes ; désert froid et stérile sur lequel les vagues viennent se briser, mais où rien ne reste, que des squelettes, des débris, des rocs et des algues amères.

Le chass. Hélas ! il est fou, — mais je ne dois pas le quitter.

Manf. Plût au ciel que je fusse fou ! — car alors les choses que je vois ne seraient plus que le rêve d’un insensé.

Le chass. Quelles sont les choses que tu vois, ou que tu crois voir ?

Manf. Moi et toi : — toi, paysan des Alpes, — tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton âme patiente, pieuse, fière et libre, ton respect de toi-même, entretenu par des pensées d’innocence ; tes jours de santé, tes nuits de sommeil ; tes travaux ennoblis par le danger, et pourtant exempts de crimes ; l’espérance d’une vieillesse heureuse et d’un tombeau tranquille avec une croix et des fleurs sur son vert gazon, et l’amour de tes petits-enfants pour épitaphe : voilà ce que je vois ; — et puis je regarde au dedans de moi ! — n’mporte, — la douleur avait déjà sillonné mon âme.

Le chass. Voudrais-tu donc échanger ta destinée contre la mienne ?