Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/213

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féroce faisait le geste de briser quelque chose… Le fumeur ? — Non, la pipe, je crois.

Elle n’avait pas tout à fait tort, en admettant que la passion de la pipe soit dans son essence une fort vilaine chose. Les médecins nous font trembler en illustrant l’effet désastreux de la nicotine sur les parois de l’estomac. Mais, puisque ce vice est si bien assimilé à la nature de l’homme qu’il ne fasse plus avec lui qu’un même sang, une même chair, et qu’il ne soit pas possible de supprimer le péché sans le pécheur, je demande grâce pour le coupable !

Qui sait, le Ciel, dans sa bonté, a peut-être autorisé ce mal pour obvier à un plus grand ?

Nous, femmes, qui vivons par le cœur, nous ignorons ce qui bouillonne de malsain dans ces cervelles de rêveurs s’agitant autour de nous. Ces mangeurs de bleu, ces impuissants décrocheurs d’étoiles, sans cesse tourmentés de ce qu’ils n’ont pas. L’excitation artistique, la lecture prise au sérieux d’œuvres exaltées, les poussent à concevoir une sorte d’idéal nuageux, fantastique, mensonger, éperdument tendre et pur, mièvre et fade, extatique, jamais rassasié, tellement délicat qu’un rien le fait évanouir, irréalisable, surhumain. L’œil imaginaire bleu ou noir, où se perd leur regard, sert de vitre pour voir dans l’au-delà, au paradis de la fiction, une créature féerique, créée de toutes pièces.

Ah ! laissez ces folles hallucinations s’évanouir en fumée ! Que votre mari caresse son idéal au coin du feu, sensibilisé seulement sur les parois de son cerveau, par les fluides de la nicotine… C’est moins à craindre…

Grâce à la pipe — l’imagination seule voyage dans l’espace à la poursuite de la dangereuse chimère : n’est-ce