SUR LE VIF
A cité, voilée d’une ombre douce, sommeille encore,
rêveuse et mélancolique. Au-dessus du fleuve s’étend
un ciel grisâtre, sans transparence, où pâlissent les
dernières étoiles. C’est l’aurore d’un vendredi, grand
jour de marché. On entend un bruit de marée envahissante
et comme le grondement lointain de la foudre. De
temps à autre, une grosse lanterne perce l’opacité du
brouillard, comme les cent yeux sanglants d’un monstre,
grouillant sur le sol noirâtre, dragon immense qui se
mord la queue, soufflant, haletant, dégageant une chaude
haleine d’étable. Des cris gutturaux, des jurons énergiques,
mêlent leur sauvage harmonie aux soupirs du
fleuve qui s’éveille. Un remorqueur emplit l’air de sa
turbulente faconde : Pif !… paf ! paf !… Quel jacasse,
il traîne à sa suite un gros navire estropié. On dirait un
agent de police ramenant par l’oreille un pochard attardé. Ces
airs de factotum ! Voyez-vous ça « Laissez passer bibi
le Napoléon des eaux, semble-t-il dire. Pas besoin
d’être énorme pour avoir de la valeur ! »