Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/46

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Une bande lumineuse au-dessus des montagnes de Belœil, la nue se débarrasse de sa tunique de vapeur, le Saint-Laurent rejette dédaigneusement son imperméable brumeux, et la vaste coupole des halles projette une sombre silhouette sur le ciel gris. Le soleil tout rouge monte du bord de l’horizon ; il mire dans l’onde sa tête échevelée… Sans doute il s’est trouvé beau, car il sourit. C’est le signal de l’effervescence !

— Harrié don !… Hue ! Dia ! Wo !… Les chevaux se cabrent, les pouliches hennissent, les voitures s’accrochent, les femmes poussent des cris de frayeur, les pigeons roucoulent, les coqs jettent leur dernier ko-cori-ko, les poules pondent leur dernier œuf…

Les estaminets font leur toilette ; l’eau coule sur les trottoirs, pour les purifier ; les glaces étincellent, les liqueurs des bouteilles ont des reflets de topaze et d’émeraude fondues. Le vendeur d’alcool a sur sa face glabre l’air radieux en pensant aux bonnes recettes à prélever, sur les naïfs habitants qui viendront dépenser en une heure, le travail d’une saison, ce pauvre argent si péniblement gagné par la femme et les enfants.

Les lourdes charrettes enfin sont enlignées. De jeunes campagnardes, coiffées de grands chapeaux émergent d’un lit de laitues et de radis, à croire vraie la légende accréditée que les petites filles naissent sous les feuilles de chou ou dans le cœur des roses. Les pauvrettes un instant demeurent éblouies ; elles frottent leurs yeux bouffis et sautent lestement par terre.

Les mères trônent déjà, assises sur des petits bancs ou sur des tinettes renversées, au milieu des gerbes de rhubarbe empanachée, des bottes d’oignons, des pots de fleurs, des bouquets de persil et de ciboule. À voir les plantureuses villageoises, les poings sur les hanches, les joues savonnées, la jupe de droguet ballonnée, le tablier