Page:Cadol - Monsieur Ugène, 1888.djvu/1

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

EDOUARD CADOL


MONSIEUR « UGÈNE »




Quand Eugène était « de la pièce », le théâtre Montparnasse vous faisait ses quatre cents francs de recettes sans se gêner.

« Monsieur Ugène », comme disaient les habitués, était le premier rôle de la troupe. Un grand diable, assez joli garçon, bien bâti ; même élégant, et, en argot du métier, un galoubet !… C’est rien de le dire ! Dans les scènes fortes, on l’entendait du Panthéon.

Et puis les amoureux, les traîtres, les comiques, les caractères, rien ne l’arrêtait. Egalement mauvais dans tous les genres. N’importe ! on l’adorait, tant à Montparnasse qu’aux Gobelins, à Mont-rouge, à Sèvres et à Saint-Cloud, où la troupe avait le privilège d’initier les populations aux sublimités de la littérature dramatique.

— « Monsieur Ugène en est ? Allons voir ça. »

Et, dès qu’il paraissait en scène, on lui faisait une ovation, et, quand il passait dans la rue, les bonnes gens s’arrêtaient pour le contempler, et les gamins se faisaient honneur de le saluer :

— « Bonjour, monsieur Ugène… »

Une fois qu’on jouait à Sèvres, il prit les devants, afin de « taquiner le goujon » et d’en « piger » une friture. Pas de danger ! Des canailles de savetiers, oui. Mais trop malins, les goujons. Ils regardaient son ver rouge emmanché à l’hameçon, et, souriant dans leur barbe, ils passaient, se disant :

— Tu t’en ferais mourir, monsieur Ugène !

C’est pourquoi il revint bredouille à la table d’hôte, et s’inquiéta du menu.

— Potage cardinal, monsieur Ugène.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vulgairement, soupe à l’oignon.


ANTHOLOGIE CONTEMPORAINE. VOL. 53. SÉRIE V (No 5).