Page:Cadol - Monsieur Ugène, 1888.djvu/5

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« la mioche » était encore trop jeune pour aller à l’école. Eugène l’emmenait aux répétitions, la portière du théâtre la gardait, ou bien, au foyer, les dames artistes l’amusaient. Mais le soir, Ugène la couchait dans sa loge, sur un vieux canapé, jusqu’à la fin de la représentation. Alors, son costume ôté, sa figure défaite, il l’entortillait dans une couverture, et, endormie, la rapportait, comme un précieux paquet, la déshabillait, la lavait et la fourrait dans son petit lit, sans qu’elle se réveillât.

Parbleu ! il y apportait une délicatesse extrême ; des soins de frère aîné, de père ; oui, mais la fragilité de l’enfance ne s’accommodait pas de ce régime. La chaleur, les émanations du gaz, l’atmosphère surchauffée des coulisses, les brusques passages du théâtre à la rue, toute cette existence extraordinaire nuisait au développement de la mignonne. Gentille, jolie, intelligente, et si aimante, si tendre avec « papa Ugène », elle n’en restait pas moins chétive, pâle, avec un cercle bistré autour de ses grands beaux yeux souriants et mélancoliques.

— Défiez-vous, mon cher Eugène, dit le médecin du théâtre. Il faudrait la campagne à cette enfant ; sinon…

Pas commode, avec les nécessités de la profession. Et puis quels frais nouveaux ! L’artiste, soucieux, hésitait.

Ah ! mon Dieu ! voilà qu’elle tousse, elle a la fièvre, elle ne mange plus ; ses jambes fléchissent et son petit corps fluet s’incline amolli, comme une fleur qui manque d’air, de lumière et d’eau. En ce cas, la campagne à tout prix !

— Je donnerai des leçons, je ferai de la grosse d’avoué, je ferai… je ferai n’importe quoi ; mais il faut la sauver, c’te pauv’mioche !…

En se disant cela, il pleurait, Eugène, mais tout bas, se cachant d’elle, et si elle l’y surprenait, il renfonçait brusquement sa peine, grimaçant un rire, chantant des farces, faisant le bobèche, pour lui donner le change, l’étourdir.

À l’entrée de Clamart, il y a un épicier. La maison, qui lui appartient, avec un jardin, suivi d’un potager, est un peu grande pour lui, qui n’a que sa femme et sa fille. Aussi, il loue volontiers une chambre au premier ; mais à quelqu’un de tranquille.

Eugène lui parut tel. On traita, et, à cause de la gamine, ça ne fut pas long d’être des amis. L’épicière et sa fille accaparaient plutôt l’enfant.

— Allez ! allez ! faites vos affaires, monsieur Eugène, on ne la quitte pas de l’œil ; on la soigne, on la fait jouer. Elle est si gentille, ce mignon !

Tout le temps à l’air, et surveillée l’enfant. Jamais dans la boutique ; mais au jardin, au poulailler, avec les canards, la