Page:Cadol - Monsieur Ugène, 1888.djvu/4

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pas qu’on la mette au dépôt. Je m’en charge, M. le commissaire, et, vous pouvez être tranquille, j’en ferai une honnête fille !

C’était tout de même une chose cocasse de voir cet acteur se transformer en « nounou », au profit de l’orpheline. Mieux qu’une nounou, une mère, à cela près, qu’au début, il n’osait pas y toucher. Mais les actrices de son théâtre lui avaient appris. Et puis on s’était cotisé ; là et ailleurs : à l’Odéon, à Cluny ; car c’est la supériorité des acteurs, ils ont une exquise et infatigable charité. Si bien qu’on avait pourvu l’enfant d’habits de deuil, d’un trousseau, d’une literie ; un tas de choses, sans oublier une poupée neuve.

Néanmoins, en surplus des frais qu’occasionnait cette petite existence, il avait fallu qu’Eugène modifiât le train de la sienne. D’abord, il ne prenait plus de café ; de même, supprimé l’apéritif d’avant le dîner à la « pension bourgeoise ». Il mangeait chez lui maintenant, cuisinant bravement le déjeuner : œufs et laitage, se bourrant de pain et de soupe, pour que « la mioche » eût « son chocolat ». Le dîner, la portière l’apprêtait : un pot-au-feu deux fois par semaine, pour avoir toujours du bouillon ; entre temps, une « paire » de côtelettes, et, pour la petite, un rassis de chez le pâtissier ; un rassis à la crème en dessert. Ainsi, la nourriture coûtait moins et valait mieux qu’au gargot.

Une économie encore : il s’était mis dans ses meubles, grâce à une représentation au bénéfice de l’enfant, représentation à laquelle des artistes « de l’autre côté de l’eau ! » avaient donné leur gracieux concours. Et des élèves du Conservatoire, un sous-chef des chœurs de l’Opéra, une « Étoile » de l’Eldorado, avec un conférencier du boulevard des Capucines. Chic, allez !

Aussi, salle bondée ! On était venu du carrefour Buci ; des gens en fiacre ! Toute la salle louée ou prise, jusqu’aux avant-scènes. « Quelle galette », mes enfants ! Deux mille trois de recette. Tout Montparnasse en jubilait : — « C’est pour la mioche de M. Ugène. »

On avait su l’histoire de l’adoption, et, quand on voyait passer l’acteur, portant l’enfant sur son bras, sur son dos, ou « la baladant » sur le boulevard Montparnasse, les commères se mettaient sur le pas des portes. N’osant parler à l’artiste, elles faisaient des risettes à la petite fille. Les hommes auraient été flattés de lui serrer la main, à lui ; de lui offrir « un verre. »

Pas le tout d’admirer le comédien, tantôt si tragique, tantôt si rigolo, et qui criait si fort, il fallait estimer l’homme. — « M. Ugène ? En v’là un bon bougre !… »

Si on les voyait si souvent ensemble, au dehors, c’est que