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JOURNÉE II, SCÈNE II.

clotaldo.

Et m’avez-vous bien récompensé pour la nouvelle ?

sigismond.

C’était une singulière récompense ! Vous me paraissiez un traître, et par deux fois, furieux contre vous, j’ai voulu vous donner la mort.

clotaldo.

Quoi ! vous me traitiez avec tant de rigueur ?

sigismond.

De tous j’étais le maître, et je me vengeais de tous. Seulement j’aimais une femme, et, pour ceci, ce n’était pas un songe ; car si tout le reste a disparu, ce sentiment est encore dans mon cœur.

Le roi sort.
clotaldo, à part.

Le roi a été ému de l’entendre. (Haut.) Comme nous avions en dernier lieu parlé de cet aigle, une fois endormi, vous avez rêvé domination et empire ; mais, même dans un rêve, Sigismond, vous auriez dû respecter celui qui vous a élevé avec tant de peine ; car, même en rêve, il est beau et utile de faire le bien.

Il sort.
sigismond.

Il dit vrai. — Réprimons donc ce naturel farouche, ces emportements, cette ambition, pour le cas où je viendrais encore à rêver. Il le faut et je le ferai ; puisque je suis dans un monde si étrange que vivre c’est rêver, et que je sais par expérience que l’homme qui vit rêve ce qu’il est, jusqu’au réveil. — Le roi rêve qu’il est roi, et il vit dans cette illusion, commandant, disposant et gouvernant ; et ces louanges menteuses qu’il reçoit, la mort les trace sur le sable et d’un souffle les emporte. Qui donc peut désirer de régner, en voyant qu’il lui faudra se réveiller dans la mort ?… Il rêve, le riche, en sa richesse qui lui donne tant de soucis ; — il rêve, le pauvre, sa pauvreté, ses misères, ses souffrances ; — il rêve, celui qui s’agrandit et prospère ; — il rêve, celui qui s’inquiète et sollicite ; — il rêve, celui qui offense et outrage ; — et dans le monde, enfin, bien que personne ne s’en rende compte, tous rêvent ce qu’ils sont. Moi-même, je rêve que je suis ici chargé de fers, comme je rêvais naguère que je me voyais libre et puissant. Qu’est-ce que la vie ? Une illusion. Qu’est-ce que la vie ? Une ombre, une fiction. Et c’est pourquoi le plus grand bien est peu de chose, puisque la vie n’est qu’un rêve et que les rêves ne sont que des rêves[1].

  1. Shakspeare, à la fin du quatrième acte de la Tempête, fait exprimer à Prospero les mêmes idées, et je ne sais vraiment pas lequel des deux poètes est le plus éloquent.