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LA VIE EST UN SONGE.

le roi.

Il voudrait m’infliger un traitement ignominieux.

clotaldo.

Il pense à m’ôter la vie.

le roi.

Il se propose de me fouler aux pieds.

sigismond, rêvant.

Que ma valeur sans égale se déploie enfin sur le vaste théâtre du monde, et que l’on voie le prince Sigismond se venger et triompher de son père. (Il s’éveille.) Mais, hélas ! où suis-je ?

le roi, à part.

Il ne faut pas qu’il me voie. (À Clotaldo.) Vous savez ce que vous avez à faire ; je m’éloigne et vous écoute.

Il s’éloigne.
sigismond.

Est-ce moi ? est-ce bien moi ? Me voilà donc prisonnier et enchaîné ? Cette tour sera donc mon tombeau ?… Sans doute. — Dieu me soit en aide ! Que de choses j’ai rêvées !

clotaldo, à part.

Il me faut lui parler et lui ôter tout soupçon (Haut.) C’est donc l’heure de vous réveiller ?

sigismond.

Oui, c’est l’heure et le moment.

clotaldo.

Vous dormirez donc toute la journée !… Depuis que nous avons suivi lentement des yeux l’aigle qui fendait le ciel d’un vol rapide, vous n’avez donc pas changé de place ? et vous ne vous êtes pas éveillé ?

sigismond.

Non, Clotaldo ; et même en ce moment il me semble que je sommeille. Et je n’en suis pas étonné ; car si je rêvais lorsque je voyais des corps réels et palpables, ce que je vois maintenant doit être faux et incertain ; et si je voyais en dormant, il est tout simple qu’éveillé je rêve.

clotaldo.

Dites-moi donc ce que vous avez rêvé.

sigismond.

En supposant que tout cela n’ait été qu’un rêve, voici, Clotaldo, ce que j’ai vu dans mon rêve. Je me suis éveillé, et, par une illusion cruelle, je me suis vu dans un lit brodé de fleurs si brillantes et si fraîches qu’on les eût dites tissées par le printemps. Là, une foule de nobles prosternés devant moi m’appelaient leur prince, et me présentaient les vêtements les plus somptueux et les plus riches. Et vous, vous avez changé en allégresse le calme de mon âme en m’apprenant mon bonheur : je n’étais pas un prisonnier comme à présent, j’étais prince de Pologne.