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LA VIE EST UN SONGE.

naturel, a fait de moi, en quelque sorte, une bête sauvage ; quand bien même, grâce à la noblesse d’un sang généreux, je serais né modeste et docile, une pareille éducation aurait suffi à me donner des mœurs féroces ; n’était-ce pas là un singulier moyen de me rendre doux et humain ?… Si l’on disait à un homme : « Une bête féroce doit te donner la mort, » ne serait-il pas insensé d’en réveiller une qu’il trouverait endormie ? Si l’on disait à un homme : « Cette épée que tu portes à ton côté doit être la cause de ta mort, » ne serait-il pas plaisant qu’il espérât se sauver en la tirant du fourreau et en la tournant contre son sein ? Si l’on disait à un homme : « Tu dois périr et demeurer enseveli sous les flots, » comprendriez-vous que cet homme se lançât à la mer, alors qu’en furie elle élève jusqu’au ciel, les unes sur les autres, les montagnes de ses eaux courroucées ?… La même chose lui est arrivée qu’à l’homme qui, menacé d’une bête féroce, la réveille ; et à l’homme qui, craignant une épée, la tire contre lui-même ; et à l’homme qui, devant périr dans les flots, se lance à la mer au milieu de la tempête… Et quand bien même, — écoutez-moi, je vous prie ! — quand bien même mon naturel eût été une bête féroce endormie, ma fureur une épée — sans tranchant, et ma cruauté un temps calme et tranquille, ce n’est point par l’injustice que l’on triomphe de la fortune ; au contraire, par l’injustice, on ne fait que l’irriter ; et pour la vaincre, il faut s’armer de sagesse et de modération. Rappelez-vous aussi qu’il n’est pas possible de se mettre à l’abri du malheur qui doit venir ; il faut attendre qu’il arrive, et alors, agir suivant les conseils de la prudence… Donc, qu’il vous serve de leçon ce spectacle étrange, prodigieux, horrible, qui frappe vos yeux en ce moment ; car qu’y a-t-il de plus étrange, de plus prodigieux, de plus horrible, que de voir abattu à mes pieds mon père et mon roi ?… Le ciel avait prononcé la sentence, il a voulu s’y soustraire, il ne l’a point pu ; le pourrai-je, moi qui suis plus jeune, moi qui lui suis, à un si haut degré, inférieur en science et en mérite ? (Au roi.) Levez-vous, seigneur, donnez-moi votre main ; vous devez être convaincu maintenant que vous n’avez pas interprété comme il fallait la volonté du ciel… Pour moi, je m’humilie devant vous, et, sans essayer de me défendre, j’attends votre vengeance.

le roi.

Mon fils, une conduite si généreuse vous donne à mes yeux une nouvelle existence, et vous êtes désormais l’enfant de mon cœur. À vous, mon fils, le titre que je portais, à vous mon sceptre et ma couronne ; vos beaux faits vous établissent roi.

tous.

Vive, vive Sigismond !

sigismond.

Puisqu’il m’est permis aujourd’hui de songer à des victoires, il en est une que je dois chercher avant tout : c’est celle que je rem-