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JOURNÉE I, SCÈNE II.

soirée d’avril. Ce jour-là, comme bien d’autres fois auparavant, je sortis pour chasser, et, tout en marchant, je me trouvai arrivé à la royale maison de plaisance d’Aranjuez, qui est peu éloignée d’Ocaña, et qui est notre Prado et notre Parc[1]. J’y entrai ; cela est facile, lorsque leurs majestés ne s’y tiennent pas. J’entrai dans ses jardins sans même songer que j’allais voir ce que j’avais vu si souvent. Je me dirigeais vers le jardin de l’île… Ô mon ami ! comme on court aisément au-devant de son malheur ! De même que le papillon se plaît à voltiger au-dessus de la flamme brillante qui doit lui donner la mort, ainsi nous, nous tournons autour du péril avec une joyeuse insouciance… Je continue ; écoutez. Près de la première fontaine, qui est formée d’un rocher massif, il y avait une femme ; elle se tenait sur le gazon verdoyant qui entoure le bassin, véritable anneau d’émeraude auquel l’eau sert de diamant. Elle était si profondément occupée à se mirer dans le bassin, elle était si parfaitement immobile, que je doutai un moment si je n’avais pas devant les yeux une de ces nymphes en argent bruni qui entourent la fontaine comme des sentinelles vigilantes qui la gardent. Au bruit que je fis en écartant le feuillage pour la contempler plus à mon aise, — imprudent que je fus ! — elle sortit de son extase, leva la tête et regarda autour d’elle, un peu troublée. Ciel ! qu’elle était belle ! Je fus tenté de lui dire : « Ô divinité céleste, ne vous mirez pas ainsi dans l’eau, de peur que vous ne deveniez éprise de vous-même ! » car partout où je vois une fontaine et une nymphe, je pense involontairement à l’aventure de Narcisse ; mais je n’eus pas la force de prononcer une parole, et je tendis les bras de son côté, tout éperdu et tout tremblant. Elle, elle se leva d’un air grave, me tourna le dos, et se mit à courir après une troupe de femmes qui allaient devant elle. Je marchai moi-même à sa suite ; et vraiment, il me semblait que sur le vert gazon les roses naissaient en foule sous ses pas. Je la suivis jusqu’au moment où elle eut rejoint sa compagnie. Je connaissais toutes ces dames, qui habitaient Ocaña ; celle qui causait mon trouble était la seule que je ne connusse pas. Je dis qu’elle causait mon trouble parce que, dès ce premier instant, je sentis au fond de l’âme tout ce que j’y sens aujourd’hui ; dès ce premier instant je l’aimai. Ne me demandez pas comment je pouvais aimer déjà une femme que j’avais à peine entrevue ; je n’en sais rien, mais je l’aimais… Je m’informai d’elle à quelques-unes des dames avec qui elle était ; et j’appris avec plaisir que sa naissance répondait à sa beauté. La raison pour laquelle je ne l’avais pas vue jusque là, c’est que son père l’avait élevée à la cour, et ne s’était retiré que depuis peu à Ocaña. Je ne vous dirai pas que je lui rendis des soins qui furent bien reçus, car un bonheur perdu n’est

  1. On sait que le Prado est l’une des promenades de Madrid les plus à la mode. Quant au Parc, nous pensons que c’était, du temps de Calderon, une promenade qui n’existe plus aujourd’hui, ou à laquelle on aura donné un autre nom.