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MAISON À DEUX PORTES.

qu’un malheur plus grand : mais vous saurez que, touchée enfin de mon attachement, de mes services et de mes prévenances, elle permit que je l’entretinsse une nuit à travers la grille du jardin, où furent seules témoins de ce doux tête-à-tête les étoiles et les fleurs. C’est ainsi que je vécus quelques semaines, le plus fortuné des hommes, jusqu’à ce que la jalousie vînt se jeter a la traverse de mon bonheur.. Vous vous imaginez sans doute, mon cher, en m’entendant me plaindre de la jalousie, que c’est moi qui suis jaloux ? Eh bien ! non, vous vous trompez, ce n’est pas moi qui éprouve ce sentiment ; c’est moi, au contraire, qui le cause. Voici comme. Il y a une dame a Ocaña, que j’ai courtisée dans le temps, et que j’ai laissée peu à peu quand j’ai eu connu la beauté dont je vous parle. Cette dame, pour se venger, a été faire ses confidences à l’autre, et même elle lui a montré comme donnés récemment quelques pages de tendresse que je lui avais donnés autrefois. Là-dessus, ma dame, prenant une soudaine jalousie, s’est éloignée de moi, et à tel point qu’elle ne veut pas que je la voie, que je lui parle pour m’excuser. Et maintenant, c’est à vous de juger si mes soucis peuvent permettre que je goûte encore le repos et le sommeil. J’ai offensé, sans le vouloir, le plus beau des anges ; et n’est-ce pas un vrai malheur d’avoir offensé, même involontairement, l’ange qu’on aime ?

lisardo.

Rassurez-vous, don Félix : vous prenez la chose beaucoup trop au sérieux, et je vous garantis qu’elle ne tardera pas à s’arranger. Lorsque vous avez prononcé ce mot de jalousie, j’ai eu peur pour vous ; mais puisque c’est vous qui la causez à votre belle, il n’y a pas grand mal, car il est plus facile d’en guérir une autre que de s’en guérir soi-même. Cela surtout est plus facile lorsque ce sentiment n’est point fondé. Que vous dirai-je ? je vous porte envie. Je ne sache pas de plaisir plus vif entre les galans et les dames, lorsqu’il y a eu un malentendu, que de faire la paix pour se quereller ou de se quereller pour faire la paix. Ainsi, don Félix, allez, allez voir votre belle. Je vous réponds qu’en cet instant, si vous vous affligez de ce qu’elle s’abuse, elle, malgré sa jalousie, elle désire plus que vous encore d’être désabusée.


Entrent MARCELA et SILVIA. Elles ouvrent une porte qui est couverte d’une tapisserie, et se tiennent entre la tapisserie et la porte.
marcela, bas, à Silvia.

Laisse-moi, Silvia : je vais voir mon frère par cette porte qui donne dans son appartement. Quoiqu’il ignore que je suis sortie ce matin de la maison, en le surprenant ainsi, je l’empêcherai de concevoir aucun soupçon.

silvia, de même.

N’avancez pas, madame.