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À OUTRAGE SECRET VENGEANCE SECRÈTE

don juan.

De grâce, arrêtez !… Je dois me défendre de vos caresses… mon ami ! ô don Lope ! un homme aussi pauvre que moi n’a pas le droit d’appuyer sa poitrine contre le sein d’un homme aussi riche.

don lope.

Il est mal à vous, don Juan, de parler de la sorte ; car si la fortune donne les biens d’ici-bas, le ciel seul peut donner un ami tel que vous… Et qu’est-ce que la fortune en comparaison du ciel ?

don juan.

Quoique vos généreuses paroles me raniment, je suis accablé de tant de maux !… Hélas ! il faut que mes malheurs soient bien grands pour surpasser encore ma pauvreté… Afin que mes chagrins obtiennent quelque adoucissement, — s’il est possible qu’il y ait de l’adoucissement pour de pareils chagrins, — écoutez-moi, don Lope, avec attention. — À la fameuse conquête de ces Indes qui sont à la fois le tombeau de la nuit et le berceau du soleil, nous sommes partis ensemble liés par une telle amitié que c’était en deux corps un seul cœur et une seule âme. L’ambition de la gloire, bien plutôt qu’un vain désir d’acquérir des richesses, nous inspira l’audace d’aborder ce pays lointain, à l’existence duquel on n’avait pas cru jusqu’à nos jours. La noblesse portugaise, se confiant à la fortune, entreprit une navigation qui sera dans l’avenir bien autrement célèbre que la navigation fabuleuse de Jason. Mais je laisse le soin de cet éloge à une voix plus capable que la mienne de conter les hauts faits de cette héroïque nation. Le grand Louis de Camoëns a écrit avec la plume ce qu’il avait accompli avec l’épée, et il a montré autant de génie dans son poème qu’il avait montré de valeur dans ses exploits. — Lorsque la mort de votre père vous rappela ici, vaillant don Lope, je demeurai là-bas. Vous savez de quelle estime je jouissais alors auprès de mes amis… que j’ai perdus aujourd’hui. Cette idée ajoute à ma peine ; mais non, elle est la seule consolation qui me reste… Voyez si je suis malheureux et si le sort me persécute injustement, puisque je ne lui en ai donné aucun sujet, aucun prétexte. — Il y avait à Goa une dame, laquelle était fille d’un homme qui avait amassé de grands biens dans le commerce. Quoique d’ordinaire la beauté et l’esprit ne se rencontrent pas réunis, elle était belle et spirituelle. Je lui rendis des soins et j’eus la joie d’être par elle distingué. Mais qui gagne au jeu en commençant qui ne finisse par perdre à la fin ? qui a d’abord été si heureux qu’il n’ait pas décliné ensuite ? Et n’en est-il pas de l’amour comme du bonheur et du jeu ?… Don Manuel de Souza, le fils du gouverneur Manuel de Souza, homme d’ailleurs plein de courage, de mérite et de talent (car si je lui ai ôté la vie, ce n’est pas une raison pour que je lui ôte aussi l’honneur), don Manuel s’était épris de la même dame et passait publiquement à Goa pour mon rival. Sa prétention