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JOURNÉE I, SCÈNE I.

ces qualités opposées qu’il est si rare de rencontrer réunies chez une femme. Je lui rendis des soins et lui fis connaître mon amour d’abord par des signes muets, et ensuite par des soupirs timides qui devinrent plus tard des aveux vivement sentis, mais incomplètement exprimés. Je lui déclarai ma peine dans une foule de lettres qui parvinrent jusqu’à elle et ne furent pas mal accueillies ; et j’osai même, à la faveur de la nuit, m’approcher de ses fenêtres et me plaindre à travers leurs barreaux de fer qui furent attendris par mes larmes, que faisaient couler ses rigueurs. Elle m’écouta donc enfin, touchée de la douleur que je montrais ; car il faut toujours que la femme qui ne se refuse pas à écouter vos peines se résigne à vous en tenir compte. Joyeux et fier de cette première faveur, j’entretins quelque temps mon espérance, jusqu’à ce que l’amour daignât permettre que mes rêves ambitieux obtinssent le bonheur auquel ils prétendaient. Mais n’ai-je pas tort de parler de bonheur ? Est-ce que, dans l’empire de l’amour, si dangereux, si tyrannique, le bonheur n’est pas toujours près du péril et des chagrins ?… Donc j’eus entrée dans sa maison après mille promesses, mille serments que je l’épouserais : serments bien faciles à faire, bien difficiles à accomplir ! En effet, à peine mon amour eut-il trouvé sa beauté plus traitable, que le bandeau qui me couvrait les yeux tomba tout à coup et je vis clairement qu’elle n’était pas moins facile que belle… Ô honneur ! farouche basilic qui en te regardant toi-même, te donnes à toi-même la mort !… D’un côté plein d’amour, de l’autre plein de repentir, j’adorais sa beauté et j’abhorrais ses mœurs ; de sorte que pour conserver l’une et ne pas m’enchaîner aux autres, j’imaginai de contenir ses prétentions au moyen de l’excuse ordinaire que j’étais fils de famille. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que tous ces retardements étaient calculés ; mais, par une ruse égale à la mienne, elle me laissa entendre qu’elle comprenait mes scrupules, et depuis lors jamais rien chez elle ne me donna à connaître qu’elle avait une intention qu’elle me cachait. Or elle avait un frère qui s’était fait brigand après avoir été banni de Saragosse comme ayant tué par trahison un homme riche. Celui-ci, sur l’appel de sa sœur, accourut de la montagne. Secrètement caché dans sa maison, il apprit d’elle l’outrage fait à son honneur ; et se trouvant offensé, il médita une vengeance pour laquelle il se fit rejoindre par deux de ses compagnons… Moi cependant, une certaine nuit que j’étais allé chez elle avec la même sécurité que de coutume, à peine eus-je mis le pied dans son appartement, que je me vis traîtreusement entouré par ces trois hommes, qui me menaçaient de leurs épées en me demandant une réparation ; mais il me fut possible de tirer un pistolet, et pensant que le seul bruit de cette arme…

On entend un grand bruit du dehors.
une voix.

À la vallée !