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JOURNÉE III, SCÈNE VI.

a de même en public porté plainte contre votre fils ; et de leur inimitié réciproque il est résulté pour moi, Blanca, je ne sais quel soupçon contre vous… Vous avez raison, mille fois raison de vous troubler ; car il y a là quelque chose de si étrange, que le soleil, dans tous les pays qu’il éclaire, n’a jusqu’ici rien vu de semblable. Il faut donc que je sache s’il est bien vrai que la haine d’un fils contre son père et d’un père contre son fils ait pu arriver là que l’un ait offensé l’autre, et que celui-ci ait porté plainte contre le premier ; et pour mieux m’en instruire, je viens vous interroger comme témoin. Veuillez me parler en vous fiant à ma foi ; je vous garantis que jamais votre renommée n’aura à souffrir la moindre atteinte. Nous sommes seuls ; il n’y a ici que votre voix pour parler, et mon oreille pour entendre. Parlez donc franchement, ou sinon, vive Dieu ! Blanca, je vous jure…

doña blanca.

Arrêtez, sire ; ne passez pas en un moment de la douceur à la sévérité, de la bonté à la colère, de la pitié à la fureur… Hélas ! bien qu’il soit vrai qu’un triste secret a été longtemps renfermé dans ce cœur d’où il n’est jamais sorti, et où il s’est consumé jusqu’à ce jour ; bien qu’il soit vrai que j’eusse toujours voulu garder ce secret, cependant, voyant le soupçon que vous avez conçu, j’aurais tort de m’obstiner à vous le cacher davantage. Car mon ambition est si noble, et je tiens à tel point à mon honneur, qui est aussi l’honneur de mon époux, que je ne puis pas vous laisser dans l’idée qui vous est venue ; et en conséquence, afin de la détruire, je donnerai satisfaction à vous, au monde, et au ciel. Écoutez-moi attentivement.

le roi.

Parlez, j’écoute.

doña blanca.

Mon père était un gentilhomme sans fortune, mais d’une si haute noblesse, que le soleil même n’aurait pu lutter avec lui de pureté et d’éclat. Or, voyant que son bien était loin d’égaler sa qualité, il traita de mon mariage dès ma plus tendre jeunesse, et ce fut cette jeunesse qu’il donna pour dot à Lope, dans la pensée que l’amour du vieillard la préférerait à toute autre. Pour tout dire, nous fûmes mariés dans les âges les plus inégaux, et ce fut l’alliance du printemps et de l’hiver, de la fleur et de la neige. Le ciel m’est témoin que je l’aimai plus que la vie, bien que la froideur qu’il me montrait n’eût point mérité tant d’affection ; cette froideur venait sans doute de ce que nos goûts, nos manières de voir et de sentir étaient en complet désaccord. J’en vins à penser qu’un fils serait un gage de réconciliation entre nous, car d’ordinaire les enfants rapprochent des parents divisés, et je désirai un fils avec tant de passion, que Dieu, pour me punir sans doute, me le refusa, lui qui sait mieux que nous-mêmes ce qui nous convient,