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LE PRINCE CONSTANT.

un affront qui avilit notre gloire, un frein qui contient notre orgueil, un Caucase qui arrête dans sa course le Nil de vos victoires et qui l’empêche de se précipiter sur l’Espagne. — Vous m’aviez ordonné d’examiner et d’observer avec soin tous les moyens de défense pour vous en rendre un compte exact, afin que vous puissiez, avec moins de danger et de dépense, disposer vos plans pour cette conquête, que le ciel accorde à vos vœux !… Mais en ce moment il retarde l’heure de cette restitution ; car une autre disgrâce plus grande vous empêche d’y songer, une nécessité plus impérieuse vous appelle ailleurs ; les préparatifs de guerre que vous aviez faits pour attaquer Ceuta doivent être employés à la défense de Tanger. Cette noble cité est en ce moment menacée de malheurs égaux et de peines égales. — Voici comme je l’ai appris. Un matin, à l’heure où le soleil, à demi éveillé, dissipant les ombres du couchant, secoue ses blonds cheveux sur les jasmins et les roses, à l’heure où il essuie avec des linges d’or les larmes brillantes de l’aurore que ses rayons convertissent en perles, je vis à une grande distance s’avancer une flotte considérable ; quoiqu’il fût encore impossible de déterminer avec certitude si c’étaient des vaisseaux ou des rochers qui s’offraient à nos regards ; comme dans la perspective et le lointain d’un tableau un pinceau habile trace d’une manière confuse des lignes que l’on prend tantôt pour une cité considérable, tantôt pour un informe amas de rochers ; ainsi dans ces campagnes d’azur, la lumière et les ombres confondant la mer et le ciel, les flots et les nuages, égaraient la vue de mille manières. On n’apercevait que de vagues apparences ; on ne pouvait distinguer les formes. D’abord, voyant les extrémités les plus élevées se confondre avec le ciel, nous pensions que c’étaient des nuages qui venaient puiser le saphir des mers pour le reverser en cristal sur nos campagnes… Puis nous crûmes voir une troupe immense de monstres marins sortis de leurs antres pour faire cortège à Neptune ; et lorsque les navires déployèrent leurs voiles, il nous sembla qu’ils agitaient leurs ailes sur les flots… En s’approchant cela nous parut une vaste Babylone dont mille flammes volant dans les airs nous représentaient les jardins suspendus… Enfin je ne doutai plus que ce ne fût une flotte quand je vis la mer blanchir sous la proue des vaisseaux… Alors, pour éviter un aussi puissant ennemi, j’ordonnai qu’on se dirigeât vers les côtes, car fuir à propos est aussi une manière de vaincre ; et profitant de la connaissance que j’ai de ces parages, je me jetai dans une cale étroite, où, abrité entre deux coteaux, je pus braver cet armement formidable. — Ils passèrent sans nous voir. Moi, désireux de connaître la route que tenait cette flotte, je repris le large pour la suivre, et le ciel cette fois couronna mes espérances. J’aperçus un navire demeuré seul en arrière et qui avait peine à se soutenir sur les flots. Comme je l’ai su depuis, il avait été brisé par une tempête qui avait assailli la flotte ; il se remplissait d’eau malgré